Le Frische Haff gèle, et, malgré les conséquences criminelles qu’engendre une fois de plus le froid, la situation sera utilisée. Sur la glace du Haff, la plus invraisemblable des marches forcées va s’effectuer. Des centaines de milliers de gens vont gagner la mince bande de terre du Nehrung, Kahlberg puis Dantzig. Il en partira aussi de la poche de Heiligenbeil. Ils subiront en plus des privations de toutes sortes, les attaques des chasseurs bombardiers soviétiques qui essaient de rompre la voie du salut en lâchant des chapelets de bombes destinées à briser la glace. Leurs efforts seront d’ailleurs couronnés de succès en bien des cas. Des chariots, des véhicules de toutes sortes disparaîtront bien souvent dans des crevasses qu’une mince couche de glace a recouvert entre-temps, dissimulant ainsi le piège aux malheureux.
Rien pourtant n’arrêtera le reflux, prêt à affronter la pire des épreuves. Par ce chemin providentiel, une grande partie des réfugiés quittera ainsi Pillau. Il est grand temps d’ailleurs, car le Russe s’active à nouveau dans ce secteur. Son aviation survole quotidiennement Pillau et la défense de Königsberg a, parait-il, lâché.
Le travail à Pillau devenant moins intense, on songe à évacuer ce qui n’est pas absolument indispensable. De Königsberg à Pillau il n’y a guère plus d’une vingtaine de kilomètres. Le front de Kranz a reculé lui aussi. Nous ne tarderons probablement plus à être engagés. Nous faisons partie d’une réserve déficiente sur laquelle on peut quand même espérer quelque chose. Cette réserve est surtout formée des rescapés d’unités disloquées ou anéanties. Plus personne ne sait où se trouve ce qui reste de la « Gross Deutschland » et nous demeurons là, avec nos lisérés encore visibles sur la manche de notre vareuse élimée et incolore. Il y a là encore auprès de moi quelques noms connus. Notamment le lieutenant Wollers qui porte un pansement sale sur sa main droite à laquelle il manque deux doigts. Puis Pferham, notre pasteur désabusé, Schlesser, Lindberg, qui a survécu à sa peur, notre cuistot Grandsk qui a depuis longtemps abandonné ses marmites au profit d’un F.M.
Il y a aussi mon ami Halls qui ne pourra jamais oublier, et puis moi, pour qui le restant de ma vie se consacrera au témoignage. Il y a aussi sept ou huit autres, dont les noms me sont inconnus et qui forment avec nous le restant de la division Grande Allemagne en ces lieux. Notre division est-elle définitivement rayée des listes ? Non, un officier nous hèle. Il nous fait même former un petit rang misérable et commande un garde-à-vous. Nos yeux, qui ont déjà vu tant de choses, observent cet Hauptmann qui, depuis son visage gris a conservé ce sens des vertus disciplinaires.
Cet ordre, qui nous fouaillait bien souvent par le passé, nous arrive presque comme un baume. Il est rassurant. C’est une forme de conversation que l’on adresse aux vivants. À ceux qui sont encore visiblement dignes de vie. Nous n’analysons pas plus longtemps ; pour nous, habitués à ne considérer que l’immédiat, c’est une forme d’intérêt. Ce capitaine nous parle et à travers sa voix qui se veut ferme et réglementaire, transpire l’intense émotion de la charge écrasante qui nous incombe à tous, officiers, soldats, hommes, femmes et enfants. L’heure des vantardises et des brimades gratuites est tellement dépassée qu’aucune attitude incompatible avec l’urgence du moment ne peut plus être employée. Ici, un homme parle à un homme, et se dérober à la situation n’est pas possible.
Pourtant, cet homme, qui porte les vestiges d’une tenue d’officier, essaie encore d’organiser quelque chose au travers du cataclysme qui a balayé tout un peuple, au milieu de la plus déprimante des retraites ; cet homme, qui sait que tout est perdu, essaie encore de sauvegarder l’instant même. Il nous signale que nous devons nous replier, que nous devons franchir nous aussi la glace du Frische Haff, que nous devons gagner Dantzig où des éléments importants de notre division se trouvent encore. Il essaie, sur un ton qui n’est pas péremptoire, de nous expliquer que notre devoir existe encore au sein d’une quelconque organisation qui doit se situer où il nous le précise. Ce n’est pas pour nous éviter le pire qu’il nous donne ces ordres. Le pire se trouve maintenant partout et l’échappatoire n’est à vrai dire nulle part. Il est déjà parti vers d’autres hommes et nous saluons à retardement.
Alors notre petit groupe se met en marche. Sur la plate-forme de glace large de plusieurs kilomètres, un vent violent balaie la neige du miroir. Au loin, le bruit de la mer nous apporte son doux ronronnement. Derrière, le fond sonore de la guerre persiste.
Au soir, nous atteignons le Frische Nehrung et son premier bunker antiaérien qui émerge à peine des longues herbes pliées sous la neige. Pour comble, je fais une stupide chute qui m’endommage un pied. Le Nehrung fait une soixantaine de kilomètres. Je les ferai ! Qu’importe, je sais depuis longtemps que le ciel n’est pas avec moi.