Pferham a regagné seul la côte sacrifiée où nous attendions. Il grelotte et titube sous la charge de l’eau qui ruisselle comme des larmes parmi le fatras de sa capote souillée. Puis il s’est effondré parmi nous et nous l’avons traîné jusque dans nos trous.
La nuit glisse lentement, violée continuellement par la lueur de l’énorme brasier. La plage, sur laquelle notre démence maintient nos pupilles dilatées, est rose ou orangée selon l’intensité de l’enfer. Un tout jeune garçon extrait des groupes du Volkssturm, a succombé de désespoir. Son corps reste serré au milieu de notre groupe qui ne le distingue plus de ceux qui vivent encore. Un autre s’est levé et est parti, comme hypnotisé par le feu qui nous éclaire au sud. Il marche lentement vers Memel et son subconscient qui ne fonctionne certainement plus allège ses pas. Nous le regardons s’éloigner et fondre, confondu dans le clair-obscur irréel.
Le Russe pourrait nous surprendre sans que quiconque cherche à l’intercepter. Les visages, épouvantés des ultimes combattants de l’Est demeurent accrochés et fascinés sur l’apocalypse de Memel. Puis le jour se lève, le feu est jaune clair presque blanc sur les ruines de la ville. Plus aucun ordre, plus aucune coordonnée ne nous parvient. Nous demeurons là, immobiles, inconscients, perdus dans la plus effroyable des solitudes.
Vers le milieu de la journée, Wollers, notre chef, nous a dit qu’il partait vers Memel. Alors, sans que cela soit un ordre, nous nous sommes levés et l’avons suivi. À mi-chemin, nous nous sommes écroulés. Nos forces ont entièrement disparu et le kilomètre que nous avons parcouru nous a terrassés.
On se bat encore pas très loin à l’est. Comment est-il possible que les nôtres ne soient pas tous morts ? Un lourd nuage noir, rougeoyant à sa base, flotte immobile sur tout l’horizon. Là-bas au sud, sur l’embarcadère, le feu grésille également. Y a-t-il encore quelqu’un sur ces lieux ? Nous demeurons là prostrés et silencieux, les yeux fixés sur l’énormité de la catastrophe. Les heures passent, le temps passe, nos vies s’épuisent et nos yeux ont une fixité étrange. Personne n’a songé à ouvrir les quelques boîtes de conserve disparates que nous possédons. La nourriture ne nous tente pas. Elle a le goût de Memel, et il est par trop amer.
Et la nuit couvre encore une fois notre groupe pétrifié. Notre groupe qui se perd, notre groupe couleur de poussière qui semble avoir bouclé le cycle de notre incarnation. Le brouillard s’étale lentement comme un linceul, s’effrange sur le feu de Memel et stagne sur la mer.
Un groupe lent et ployé passe, comme irréel, à dix mètres de nous. Des survivants qui errent dans le petit espace du néant qu’une charité avare et fruste nous accorde encore. Ce sont peut-être des Russes ? Ou peut-être un rêve ?
Je ne saurais dire combien de temps nous sommes restés là. Combien d’heures. Peut-être une autre journée et une autre nuit sont passées sur nous. La fin de Memel ne se calcule plus d’une manière humaine. Personne n’a jamais pu préciser la durée d’un cauchemar.
Cela n’aurait d’ailleurs qu’une importance relative. Il existe des choses qui sortent de nos échelles coutumières. Pour moi, Memel en est une, et aujourd’hui encore il me faut les témoignages d’autres hommes pour me persuader que tout cela ne relève pas d’une grande maladie que l’on appelle la folie. Pour mettre au jour ce que j’ai raconté, il m’a fallu ouvrir une porte condamnée sur un passé dont l’horreur me fait trembler encore.
Il m’a fallu fouiller dans l’obscurité de cette tombe pour le transposer dans ces lignes. J’ai dû souffrir à nouveau, car même le souvenir est douloureux. Il le fallait, la tombe de Memel où personne n’est jamais allé se recueillir recevra mon récit comme des fleurs humbles et discrètes.
Je ne fais pas appel à l’humanité et ne crie pas vengeance. Pour Memel il serait trop tard en tout. Hormis ces lignes, je demeure silencieux pour avoir perdu le sens du discernement. J’ai appris aussi, dans ma solitude, qu’il n’est pas de force plus immuable que celle du pardon.
Or, à un certain moment de notre calvaire, nous avons perçu des bruits venant de la mer. Tout ce qui venait de la mer cinglait encore une fois notre existence. Nous nous sommes levés et avons écouté avec notre âme. Il y avait un bruit sourd et doux comme celui d’un moteur au ralenti. À peine audible. Et puis il y eut des appels. Des appels diffus qui restaient indistincts. Nous nous sommes avancés dans l’eau et n’avons même pas senti son contact. Il y avait des voix qui criaient dans la brume opaque. Entre deux coups de tonnerre, nous distinguions des mots.
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Il était question de Windau, une ville plus au nord. Un bateau, tous feux éteints, cherchait son chemin dans l’obscurité. La voix persistait. Elle était probablement émise par un porte-voix. Nous tremblions de plus belle. « Windau. » Alors avec notre restant de force, nous avons hurlé, hurlé :
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