Nous questionnons les groupes militaires que nous rencontrons. Personne ne sait rien, personne n’a vu notre unité. On nous conseille le centre de regroupement. Nous y allons mais hésitons à poser une question, tant les bureaucrates qui sont ici ont l’air dépassés par les événements. Une rumeur court parmi la masse de réfugiés. Il est question d’un gros transport qui a été coulé il y a quelques jours, alors qu’il faisait route vers l’ouest, avec à son bord des milliers de civils enfin heureux de partir pour des lieux plus sûrs. Il a été certainement torpillé par un sous-marin. Nous imaginons sans difficulté le déroulement de l’affreux drame, dans la nuit noire et glacée.
La nouvelle de ce naufrage, qu’aucun communiqué officiel ne mentionne, mais qui s’est tout de même infiltrée parmi la masse alarmée, terrorise ces gens qui avaient mis leur dernier espoir dans la voie maritime. La nouvelle, que l’on ne voulait pas divulguer, circule de bouche à oreille. Je crois qu’il est question d’un gros bateau du nom de
Nous n’avons toujours pas obtenu de renseignements sur notre unité. Finalement nous avons été réincorporés à un bataillon de forteresse, qui édifie, avec le concours d’aides civils, une ligne de défense à l’ouest de Zoppot.
Nous nous enfonçons donc à l’intérieur des terres à une bonne trentaine de kilomètres. Je n’ai pas d’idée sur les positions de l’ennemi mais il me semble qu’on lui tourne le dos. Les tubes des pièces antichars et antiaériennes que nous installons sont tournés vers le sud-ouest voir l’ouest, c’est-à-dire dans la seule direction possible d’un repli. Je ne comprends pas, aucune importance, ce n’est pas la première fois, d’autres pensent sans doute pour nous.
Mise à part la cohorte geignante de civils alarmés qui occupent en surnombre la moindre des fermettes, tout est beaucoup plus facile ici. Les fermiers prussiens persistent à faire face à la discipline civique qu’on leur a réclamée, mais une ride soucieuse barre leur front. L’avenir est sombre et le miracle qui devait les sauver hier encore devient par trop fluide. Alors, malgré les ordres de ne point sombrer dans le désespoir et la panique, malgré l’effort pour continuer à jouer à la vie normale dans la ruée de l’exode, doucement, subrepticement, on liquide le fonds plutôt que de le perdre. On égorge le bétail nombreux pour subvenir aux besoins urgents et justifiés. On fait bien, car peu de temps après, les bêtes crèveront par centaines sur la terre gelée.
Aussi, malgré le travail qui est rude, malgré les veilles et les patrouilles incessantes, nous reprenons un peu de force grâce à une nourriture que l’on ne nous restreint plus. La viande nous fait le plus grand bien et notre misère physique l’absorbe avec tant d’âpreté, qu’à l’image de la guerre tout est utilisé avec détermination.
Grandsk a même retrouvé son emploi. Avec des civils volontaires, il s’active autour d’une énorme cuisine qui occupe tout un hangar à claire-voie. Deux véhicules font la navette entre nos positions, Zoppot, Gotenhafen ou Dantzig. Les munitions du front, que l’on organise ici, s’acheminent ainsi par petits chargements. À l’exception de quelques attaques aériennes, tout est d’un calme impressionnant et incompatible avec la gravité de l’heure en cette fin de guerre, en ce début de l’année 45. Même le froid se calme et nous n’osons plus regarder le ciel qui nous apporte une clémence si indécente. Nous passons ici de longues heures dans une activité qui, bien sûr, soulèverait des revendications syndicales de nos jours, mais qui nous semblent un divertissement.
Puis, un certain jour, peut-être fin février, une organisation que l’on croyait dissoute nous invite à regagner Gotenhafen. Notre groupe « Gross Deutschland » a réuni quelques éléments qui vont être embarqués pour l’ouest. Décidément tout va de mieux en mieux. Nous nous séparons du bataillon qui nous a bien utilisés et saluons les camarades que nous nous étions faits. Grandsk abandonne à regret ses marmites qu’il avait si bien organisées. Cette rupture va d’ailleurs nous sauver d’une terrible épreuve où le malheureux bataillon sera pratiquement décimé. Suis-je ingrat de si souvent accabler le ciel ! Pour une fois qu’il nous épargne !
De l’ouest ont surgi les chars russes. L’ouragan de feu a soufflé avec une violence inouïe sur les positions que nous avions heureusement si judicieusement aménagées. Les nôtres ont tenu le coup mais ne tarderont plus à être balayés. Les Russes ont subi, paraît-il, des pertes effrayantes. Nous savons aussi que cela leur importe peu.