Pour ne pas geler sur place, il faut tourner en rond, faire des gestes, bouger de quelque façon. Comme j’ai les plus grandes difficultés à marcher, mes copains m’ont confié ce poste tandis qu’ils font des promenades obligatoires parmi le fatras du port. Enfin une information, négative d’ailleurs, nous parvient. Pas de « Gross Deutschland » à Dantzig. Peut-être à Gotenhafen ! Gotenhafen est à quelques kilomètres au nord, en bordure de la baie. Rien, en fait, si mon pied ne me refusait le moindre service.
Aidé par Halls et mon balai béquille, j’ai traversé néanmoins une partie de la ville. En cours de chemin, nous avons rencontré la Providence. D’une maison, quelques civils qui nous regardaient claudiquer, sont venus à notre rencontre. Dans cette maison, il faisait chaud et il me sembla qu’enfin le paradis nous ouvrait ses portes. L’intérieur était d’ailleurs bondé de monde, des réfugiés venus de l’est, et surtout d’enfants silencieux qui appréciaient comme un jouet merveilleux la banquette murale où ils s’étaient regroupés et assis.
Il y avait de l’eau dans cette maison et nos hôtes nous proposèrent de faire toilette. Wollers savait que les soldats n’avaient pas le droit de flâner à des privilèges réservés aux civils en exode. Son pansement n’était que putréfaction et son corps si las qu’il n’aurait su refuser. J’eus même l’occasion de plonger ma cheville enflée dans un récipient d’eau chaude. Les bonnes gens insistèrent pour que nous restions à nous reposer jusqu’au lendemain, et le soir, un repas consistant tomba en nos gamelles comme une manne céleste.
Nous passâmes notre nuit dans la tiédeur de la cave. Hélas ! le manque d’habitude à ce confort ne nous permit pas de goûter entièrement la douceur du moment. Une agitation incontrôlée nous secouait par instants, comme si un système d’alerte avait été mis en état de veille à l’intérieur de nos têtes. La fatigue, à qui nous n’avions pas laissé tellement le temps de se manifester, se précisa d’ailleurs pendant ce repos inaccoutumé. Lindberg passa de longs moments à trembler. Halls se sentait perdu s’il dormait couché. Aussi passa-t-il sa nuit appuyé au mur, en geignant par instants. Pour moi, le malaise courait de la racine de mes cheveux à mes talons. Il semblait aller au rythme de ma respiration.
N’étions-nous plus en état de vivre normalement ? C’était bien probable. Une chose pourtant me fut extrêmement favorable. Les trois bains chauds que j’eus l’occasion de donner à mon pied malade vinrent à bout de ma douleur en un temps record. Est-ce le fait que nos corps privés de tout acceptaient avec ferveur le plus élémentaire des soins ? Ici des blessés graves maintenaient encore leur souffle avec un gobelet de schnaps et une promesse. Quand je songe qu’aujourd’hui, une simple grippe terrasse un homme valide pour plusieurs jours ! Qui étions-nous donc pour vivre ainsi ? Je ne songe pourtant pas un instant au surhomme, bien loin de là. Nous n’étions, hélas ! que des hommes au sens le plus impératif du mot. Et ceux qui nous jugent aujourd’hui depuis leur mollesse ne peuvent pas même prétendre à ce qualificatif. Non ! je sais ce que je dis. L’ennui de la paix et de la fainéantise est aujourd’hui trop répandu autour de moi pour que je puisse en douter une seconde. Si la guerre est nécessaire aux hommes pour leur faire apprécier la paix, à quoi sert l’éducation à laquelle trop de choses sont consacrées actuellement ? Et mon dernier espoir, que j’essaie de reconstruire avec tant de bonne volonté, menace de s’envoler.
Au matin, nous nous apprêtâmes à prendre congé de nos bienfaiteurs. Ceux-ci nous expliquèrent d’ailleurs que leurs dernières réserves avaient été épuisées, et qu’ils allaient songer à abandonner Dantzig pour fuir à l’ouest tant que cela était encore possible.
Avec le jour qui se lève tard, les premiers chasseurs bombardiers apparaissent et attaquent le port. Nous saluons nos hôtes sous le grondement des bombes et le hachement de la Flak. La route vers Gotenhafen est reprise. Elle est également parcourue par une colonne ininterrompue de civils en exode qui s’activent dans cette direction, Dantzig ne suffisant plus à leur sauvegarde. D’autres progresseront encore plus haut. Ils contourneront la baie de Dantzig et iront atteindre Hela, un autre port situé en face de Gotenhafen dont le trafic est presque aussi important que celui de Dantzig.
Gotenhafen, un peu moins d’un mois avant sa destruction. Les sinistrés y aboutissent et sont dirigés bien souvent vers d’autres petites localités à l’intérieur du pays. D’autres la traversent et continuent, toujours à pied, une autre étape de leur calvaire. Hela sera leur prochaine halte. Hela, à une cinquantaine de kilomètres.