Rapidement, avec d’ailleurs des blessés plus conséquents que nous, nous avons été aspirés par la méritante organisation de secours qui essaie, au prix d’inimaginables prouesses, de venir en aide à la population civile qui patiente dans ce cul-de-sac. Tous ces gens viennent de subir le plus effroyable des exodes et l’horreur de certains spectacles se lit encore sur leurs visages émaciés. Il y a aussi la nuée des blessés, des soldats venant de Königsberg et de Kranz. Ils sont allongés un peu partout, bien souvent dehors, sous le froid qui chute encore en ce début de janvier 1945, et qui abrège parfois leurs souffrances. Les bateaux viennent encore à Pillau. Ils embarquent des civils pour les trois quarts de leur charge et le reste en blessés. Un tri s’exerce dans ce monde geignant qui s’agrippe à ce dernier espoir. Les grands blessés, ceux pour qui les chances de survie sont pesées, ceux qui ne feront à tout jamais que de grands mutilés, pour ceux-là, c’est terminé. Pas d’embarquement possible. Ceux qui représentent encore une forme de vie possible gagnent enfin le salut flottant qui, avec un peu de chance, les ramènera vers l’ouest, vers des lieux que nos esprits crédules entrevoient encore sous les auspices d’une certaine quiétude.
Pour mille personnes embarquées, trois mille surgissent de l’est et grossissent encore la masse gémissante qui s’en réfère à notre aide. Si la guerre parvient sur ces lieux, l’enfer de Memel sera renouvelé et peut-être multiplié. Il y a ici beaucoup plus de monde et le nombre grossit sans cesse. Il en arrive aussi du sud. Ils ont traversé le Frische Haff sur tout ce qu’ils ont pu trouver de flottant. Il en vient de Heiligenbeil, de Pomehrendorf, d’Elbing, voire de Preussich Holland. On leur a dit qu’à Pillau ils avaient des chances d’être embarqués.
Nous questionnons certains de ces malheureux qui ont régulièrement perdu, au cours de l’épreuve, un ou deux membres de leur famille. Par eux, par leur voix haletante, nous apprenons des choses qui ressemblent à celles que nous avons connues à Memel. Nous apprenons aussi que la fuite vers Dantzig a été coupée. Les Russes ont atteint le Haff en plusieurs endroits. Ainsi, nous concluons qu’en de multiples points, la terreur de Memel se renouvelle et que notre cas, que nous croyions particulier, est imposé à presque toutes les villes côtières prussiennes.
En équilibre sur nos jambes flageolantes, nous laissons aller notre regard désabusé sur l’imposante marée de martyrisés qui ondule lentement vers les secours qu’on leur a promis. Malgré tous les efforts prodigués, il reste clair que le dixième de ce qu’attendent ces malheureux aura du mal à être réalisé. Si les prières avaient un auditoire, il ne serait pas impossible que le ciel s’entrouvre pour secourir tant de misère. Rien ne se produit, et, seulement par instants, au comble du désespoir, la douleur s’endort comme sur le visage en larmes de cet enfant qui a sombré dans un sommeil passager.
L’hiver fait sa réelle apparition et le thermomètre glisse inexorablement vers –20°. Pour tout ce que je viens d’expliquer, pour cette foule de gens affamés qui patientent dehors, cette chute de température aggrave encore la situation. L’hécatombe accélère.
Devant le grand bâtiment archicomble d’où s’échappe l’odeur d’un brouet cuisiné à la hâte dans une douzaine de grandes lessiveuses, piétine une foule à perte de vue. Serrés les uns contre les autres, les gens ne forment plus qu’une masse compacte qui frappe des pieds en cadence pour ne pas geler.
Le martèlement de leurs pas qui se fait sur place ressemble à un sourd roulement de tambour voilé. Les enfants offrent le plus déchirant du spectacle. Beaucoup se sont égarés dans la cohue et, lassés d’avoir appelé leur mère, se noient dans un déluge de larmes que rien ne console. Je parle évidemment des tout petits, ceux qu’aucune explication, même futile, ne touche. Leurs visages barbouillés de larmes qui gèlent aussitôt demeurent, dans ma mémoire, comme la plus pathétique image du drame. Nous nous affairons à les regrouper à l’intérieur, près des marmites, pour leur procurer un peu de chaleur. Nous essayons de leur poser des questions sur leur identité afin de les diffuser par haut-parleur. Nous n’obtenons d’eux que des cris suraigus et des torrents de pleurs.
Plus loin, sur une petite élévation, une grande croix de métal, couverte de givre, scintille comme le fer d’une épée plantée au sein de la catastrophe. Autour de ce symbole une autre partie de la masse compacte piétine également en écoutant les prières et les encouragements d’un prêtre. Le froid devient si cuisant que le Frische Haff gèle. Cela offre d’autres difficultés aux bateaux qui persistent néanmoins à accoster à Pillau.