Un balai brisé me servira de béquille. Tant de gens ont souffert et sont morts sur cette piste, que mon léger dommage me semble indécent. Nous n’avançons que lentement. Un creux de barcasse défoncée abritera notre repos quelques heures. Nous n’y sommes d’ailleurs pas seuls. Des civils grelottants s’y sont déjà réfugiés et gémissent en essayant de dormir. J’ai enfoui ma tête sous l’épaule de Halls et malgré l’incommodité, j’essaie de ne plus penser à rien.
Nous n’atteindrons Kahlberg que le lendemain en fin de matinée. La petite ville est noire de réfugiés qui crient famine. Des gens aux visages fous dévorent la farine complète qu’on leur a distribuée pour tout aliment. Les boîtes de lait condensé sont uniquement distribuées aux enfants. Pour ne pas tomber d’inanition, nous devrons aussi faire une interminable queue pour toucher, chacun, deux poignées de farine et un gobelet d’eau chaude où s’est infusée une quantité infime de thé.
Notre terrassante marche a repris parmi les cohortes pitoyables de réfugiés qui râlent sous l’épreuve. Par deux reprises, les avions soviétiques plongeront sur ce convoi de miséricorde et arroseront le tout de projectiles destinés à détruire les chars. Chaque impact écharpe la masse en de longs sillons ignobles et le vent porte un moment l’odeur tiède des corps éventrés. Les enfants surtout me font peur. Plus rien n’est à l’échelle de leur compréhension. Ils ne savent pas s’il est question d’aviation ennemie. Ils ne savent pas s’il est question de froid et de faim. Tout est une souffrance et chaque pas qu’ils doivent faire est un piège. Le ciel peut les faire souffrir, la terre leur fait mal, les maisons ne sont que des monticules sombres et froids qui s’écroulent. Leurs mains sont douloureuses, et leurs pieds leur font pincer les lèvres sans cesse. Alors, ils sont perdus. Perdus dans une peur constante que justifie un monde d’horreur où rien ne peut dissimuler un instant leur pauvre faiblesse. Alors, ils regardent alentour sans sembler voir. Leurs yeux flamboyants se fixent sur leurs mains tuméfiées qu’ils ne voudraient plus avoir, sur les gens autour d’eux qui ne devraient plus exister, sur l’herbe gelée qui tremble sous l’action du vent et qu’ils n’auront jamais plus comme amie pour jouer.
J’ai peur pour ces enfants qui subissent le châtiment avant d’avoir commis le péché, pour ces enfants qui emploieront le mot existence comme synonyme de vengeance. Je ne peux, hélas ! qu’assister à l’épouvantable chemin de croix. Je ne peux rien devant tant de misère, même ma vie ne leur servirait à rien, je ne suis pas le Christ Rédempteur, et pourtant, je venais de trouver une essentielle raison de mourir.
Trois jours après avoir traversé la glace du Frische Haff nous atteignons enfin Dantzig. Ici, hormis les centaines de milliers de réfugiés qui offrent un spectacle suffisamment tragique, tout est plus calme. La guerre nous épargne son vacarme, elle est plus loin au sud. Pas très loin d’ailleurs. Il reste néanmoins à supporter les attaques aériennes fréquentes qui font mouche immanquablement au sein de la ville surcompressée. Dantzig est devenu le terminus de l’exode prussien, et si des foules entières stationnent encore jour et nuit dehors, des secours importants et organisés parviennent malgré tout à cautériser une partie de la plaie. L’évacuation vers l’ouest reste encore possible par chemin de fer, et le gros trafic maritime s’exerce surtout dans le port de la ville. C’est là que nous patientons, assis à même le sol, parmi une foule de clochards.
Wollers attend depuis deux heures sous la verrière sans vitres d’un centre de regroupement qui doit nous donner des informations quant à notre réincorporation. Ma cheville enflée appuie douloureusement sur les plis racornis de ma botte, et je ne suis pas pressé de bouger.
Un gros bateau est entré à Neufahrwasser et une foule de gens s’est muée vers l’embarcadère. Le bateau n’a pas encore jeté ses amarres, et tous ces gens auront encore plusieurs heures à patienter avant de les lui voir larguer. Il est vrai que, même à Dantzig, plus rien ne se compte en temps, chaque but est poursuivi avec opiniâtreté même si cela coûte un maximum de patience, d’endurance, de souffrances.
Les enfants sont toujours là avec leurs petits visages déformés par l’émotion. Ils continuent à regarder et à haïr sans comprendre, sans chercher plus d’explication. Le sommeil les happe par moments et ils dorment là où ils sont, sans que leur trouble cesse. Moi, immobile dans ma fatigue et mon esseulement, j’essaie de ne plus voir que les oiseaux de mer qui tournoient sur Neufahrwasser et qui semblent appartenir à un autre monde.
Il y a maintenant deux jours que nous patientons en attendant des informations. Nous nous relayons sous la verrière. Un courant d’air, qui givre l’intérieur comme l’extérieur, secoue l’ensemble métallique d’où des fragments de verre se décrochent.