Légèrement plié en deux, à l’image des autres, j’avançais, surveillant davantage où je mettais mes bottes que les mouvements de l’ennemi. Les partisans étaient quand même trop éloignés pour que je puisse voir quelle était leur attitude. Je pense que, tout comme nous, ils devaient faire de grandes enjambées pour éviter de disparaître dans un trou de neige.
— Faites vos trous d’hommes, ordonna le 1ère classe à voix basse – comme si les autres pouvaient nous entendre à cette distance !
Je n’avais pas de pelle. Avec la crosse de mon fusil, je fouillai la neige afin de creuser mon trou. Une fois accroupi dans cet abri relatif, j’eus tout le loisir d’observer. Sapristi ! ils étaient très nombreux ! je voyais très nettement ceux qui avançaient en bordure du bois, mais je percevais également bien d’autres silhouettes à travers les boqueteaux dénudés. Ils étaient des centaines. On aurait dit des fourmis avançant lentement à travers de hautes herbes. Ils allaient du nord au sud. Comme nous allions d’ouest en est, je ne comprenais pas leur manœuvre. Peut-être opéraient-ils un vaste encerclement de notre caravane.
Sur le plus proche talus, à vingt mètres de moi, les nôtres venaient de mettre en batterie une grosse mitrailleuse. Je ne comprenais pas très bien pourquoi aucun coup de fusil n’avait encore été échangé. L’ennemi continuait toujours à défiler devant nous à deux cents mètres et avait commencé à franchir notre route. Venant du nord, le bruit du canon reprit de plus belle. En face de nous, d’autres tirs semblaient lui répondre. Je commençais à avoir froid aux mains et aux pieds. Je ne comprenais vraiment rien à la situation et j’étais tout à fait paisible.
Le troupeau de Russes franchissait la route sans s’occuper de nous. Ils étaient trois ou quatre fois plus nombreux que nous. Notre convoi formait une centaine de camions ; donc il y avait cent conducteurs armés, une soixantaine d’accompagnateurs, dont je faisais partie, qui étaient uniquement destinés à la défense, huit ou dix sous-officiers et officiers, un médecin et deux infirmiers.
Les explosions furent accompagnées de nuages de poussière de neige. Sur la colline boisée, à environ trois cents mètres de nous, des gerbes fumeuses se soulevaient à la cadence des détonations de plus en plus précipitées. À cet instant, la mitrailleuse lourde que j’avais à ma droite déchira l’air pendant plusieurs secondes, puis se tut.
Stupidement, au lieu de m’enfoncer dans mon trou je redressai la tête par curiosité. J’aperçus de petits nuages blancs escortant les nombreuses silhouettes des partisans. Des détonations sèches retentirent. Les Russes ripostaient.
La mitrailleuse recommença à me défoncer les tympans. Une autre, installée sur le talus opposé se joignit à la première. À droite, à gauche, les mausers entrèrent en action. Là-bas, du côté russe, les silhouettes couraient de plus en plus vite dans tous les sens. Toujours des nuages blancs auprès d’elles ; quelques-unes ne bougeaient plus. Le soleil continuait à briller. Rien ne me semblait grave. Çà et là, les balles russes sifflaient dans l’air. Le bruit était assourdissant. Avec mes réflexes tardifs, je n’avais pas encore fait le coup de feu.
Sur la droite, j’entendis un cri. Les détonations se succédaient. Sur la route, face à nous, deux chars firent irruption. Les bolcheviks coururent de plus belle et s’enfoncèrent dans les fourrés neigeux. Les chars avançaient sur eux et leurs mitrailleuses crachaient de brefs éclairs.
Il y eut trois ou quatre « Fruuuuut… fruuut…» dans la neige devant moi, produits par des balles soviétiques. Je me mis à tirer dans le tas, comme tout le monde. D’autres chars, sept ou huit environ, étaient arrivés et harcelaient les partisans. Cela dura une vingtaine de minutes. J’avais tiré une douzaine de cartouches.
Bientôt les chars et les voitures blindées vinrent à notre rencontre. L’un d’eux poussait devant lui un groupe de quinze prisonniers, deux autres autant. Ils avaient l’air mortifiés. D’une des voitures descendirent trois soldats allemands soutenus par des camarades. L’un d’eux semblait avoir presque perdu connaissance, les deux autres faisaient la grimace. Sur l’arrière d’un char, trois Russes blessés et deux Allemands étaient allongés, inertes. L’un d’eux criait de douleur. Plus loin, adossé contre le talus de neige, un homme de notre convoi s’agitait en tenant sa tête rouge de sang.
— La route est libre, annonça le commandant du Mark-4 le plus proche, vous pouvez y aller.
Nous aidâmes à transporter les blessés à l’hôpital ambulant. Je regagnai mon Renault. Lensen passa près de moi et me fit un signe de tête perplexe.
— Tu as vu ? me dit-il.
— Oui, est-ce que tu sais s’il y a des morts ?
— Certainement.
Le convoi s’ébranla. L’idée de mort me troubla, je me mis soudain à avoir peur. Le soleil de tout à l’heure était blafard et le froid plus vif. Au bord de la route, des corps dans leurs longues capotes brunes gisaient, inanimés. L’un d’eux pourtant nous fit signe en passant.