Moi, je n’ai pas d'aventure spéciale à raconter ; on a bien chatouillé une ou deux Polonaises mais ça n’est pas allé plus loin. Il est vrai que je suis amoureux de Paula et que je lui écris fréquemment. J’espère surtout avoir une perme. Il n’y a pas que cela. J’éprouve une sorte de malaise. Une sorte de répulsion. Dès qu’un corps se dénude, j’appréhende d’y voir surgir des tripes. Les scènes de la guerre me reviennent à l’esprit, tous ces corps qui se vident en fumant et en dégageant une odeur nauséabonde ne sont que de vulgaires baudruches. Tout compte fait, je préfère l’amour platonique de mon courrier. Paula représente encore à mes yeux quelque chose d’autre. Une chose délicate et délicieuse qui ne risque pas de s’éventrer. Du moins, j’essaie de ne pas y penser.
Et voilà que, dans les jours qui suivent, il m’arrive une histoire qui fera rire les autres à mes dépens.
Nous sommes de sortie à Sueka. Il gèle très peu et il fait un temps splendide. Les esprits sont à la rigolade mais aussi à la préoccupation d’améliorer l’ordinaire. Les rations de la Wehrmacht sont si réduites que nous sortons des réfectoires avec une faim incontestable. Les paysans ne refusent pas de nous céder quelques victuailles en échange de marks que la Rentenbank a l’air d’imprimer au-delà de ses réserves d’or. Nous avons effectivement reçu des marks en complément du prêt, ainsi que des tickets spéciaux pour troupes en occupation. Les œufs sont les plus faciles à obtenir. À Sueka, nous nous partageons la besogne. Nous sommes trois. Il y a là Hoth, Schlesser et moi. Nous avons abandonné Halls à Nevotoretchy avec sa Polska. Nevotoretchy est attenant au camp et les soldats y ont déjà tout raflé. Aussi avons-nous décidé d’aller cinq kilomètres plus loin, à Sueka, situé également au bord du Dniestr. Chacun file dans le pays à la recherche des fermes dont toute la compagnie connaît l’emplacement.
Je ne tarde pas à m’engager dans un chemin encaissé entre deux murailles faites de neige rejetée sur des taillis qui la maintiennent. Le chemin descend – je m’y vois encore. Au bas, il y a une mare gelée où des canards jaunes et roses donnent du bec en espérant ranimer leur élément favori qui s’est incompréhensiblement solidifié. Je tourne sur la droite. Il y a là deux piliers bas entortillés dans ce qui me semble être une vigne vierge sans feuilles. Face au portail, un immense tas de bois en vrac. Il cache presque la basse maison d’habitation couverte de chaume. Sur la gauche, presque adossés à la rivière, des bâtiments biscornus bâtis avec des pièces de bois non équarries, servent probablement d’écuries ou de granges.
Décor incroyablement rustique mais agrémenté toutefois d’ornements de style. Ici une autre préoccupation intervient, même dans le décor le plus fruste.
Je m’avance vers la fermette, lorsque apparaît une femme joufflue, attifée comme au Moyen Âge. Elle vient d’une des écuries, sur la gauche. Nous nous sourions mutuellement. Elle baragouine une phrase inintelligible.
—
Elle s’approche, toujours souriante et avenante. Elle parle et fait des gestes que je ne comprends pas. Je me contente de répondre à son sourire. Elle me fait signe de la suivre. Je m’exécute et me dirige avec elle vers une échelle. Elle s’empare d’un échelon et s’y accroche vigoureusement, me faisant comprendre que je dois tenir l’échelle.