Frösch… ce nom tourne un moment dans ma tête. Frösch ? Oui, j’y suis ! Le baraquement au lendemain du passage du Dniepr ! L’eau chaude ! Un type avec une gueule absurde et une bienveillance angélique. Frösch ! La gifle du feld…
Frösch est là, dans la compagnie de droite, et il trinque. Ce nom, sans intérêt au préalable, bombarde mes tempes. Que peut-on reprocher à Frösch ?
Voilà ce qu’on lui reproche. Voilà ce que le risque de faire « tête droite » sans y avoir été invité m’a permis d’apercevoir.
Au troisième rang, à dix ou douze mètres, Frösch se tient au garde-à-vous sous les réprimandes. Il regarde droit devant lui comme le prescrit le règlement militaire. Le lourd casque d’acier cache en partie son visage creusé et assez stupide. Malheureusement assez stupide pour que le stabsfeldwebel se sente soudainement en état de supériorité devant ce fantassin qui en a certainement déjà vu de toutes les couleurs. Au bas des manches de sa capote en guenille, deux grosses mains rouges d’engelures s’inscrustent dans les plis du vêtement souillé. Cette capote ne possède plus un seul bouton. Frösch a ficelé chaque boutonnière avec un morceau de fil de fer dont il a, avec un sens de l’esthétique émouvant, replié chaque extrémité sans doute pour bien marquer sa bonne volonté. Hélas ! Frösch a, pour son malheur, croisé une boutonnière inférieure avec une autre supérieure, provoquant un pli anormal et très visible. Cette anomalie a sauté aux yeux du sous-off inspecteur qui ne laisse pas échapper le prétexte. Alors, chose inattendue, l’officier de la compagnie intervient, signale au stabsfeldwebel les difficultés qu’a subies le détachement. Le stabs rougit sous l’affront que lui fait ce supérieur auquel l’inspection n’appartient pas.
— Votre rapport d’approvisionnement précise que vous possédiez des rechanges vestimentaires, Herr Leutnant, des boutons précisément.
Le lieutenant ne sait que répondre.
— De plus, le gefreiter Frösch n’a même pas pris l’initiative de placer les deux boutonnières face à face, Herr Leutnant.
Le silence entre les deux antagonistes est impressionnant. Le lieutenant regarde Frösch avec mansuétude. Ce bougre n’aurait-il pu éviter à ce salopard d’instructeur l’occasion de faire un tel ramdam ? pense-t-il. Mais le fait est là, le lieutenant, malgré sa bienveillance, ne peut le nier. Il regagne sa place, l’air impassible. Un flottement de mauvaise humeur passe sur les compagnies.
—
Vingt jours d’arrêt pour Frösch, pain sec et eau, corvées de toutes sortes, brimades gratuites. Frösch ne bronche pas, il sort du rang et rejoint celui des punis. Il y est seul. L’inspection se relâche. Quart de tour à gauche, gauche ! Les compagnies s’ébranlent pour une ronde d’une heure autour du camp. Frösch regarde toujours fixement devant lui. Il est seul au rang des punis, seul au rang qui symbolise l’injustice. Seul comme il a dû toujours l’être dans la vie. Un rapprochement s’est peut-être fait avec ses camarades au sein de la Wehrmacht. Mais ce rapprochement, les intransigeances militaires le lui font chèrement payer. Dix jours plus tard, alors que l’unité sera rhabillée de neuf, le puni gardera ses loques. Frösch est devenu un symbole. Il ne sait pas haïr. Il garde ce visage stupidement émouvant de bonté banale. Il offre les orchis sauvages qui poussent sur les arbres en bordure du camp et qu’il ramasse au cours de ses corvées solitaires.
Plus tard l’ancien dira de Frösch :
— Il est aussi humble que Diogène ; s’il n’a pas mérité la victoire, il mérite le paradis.
Section en avant !… À terre !… Debout !… Par bonds !… Progression !… À terre !… Debout face à moi !… La terre gelée et dure érafle les genoux et les mains.
Les buissons sans feuilles, qui brandissent leurs taillis noirâtres, achèvent les uniformes dont on aperçoit la trame.
Exercice à l’explosif postiche. Les landser qui ont vu exploser les fusées des orgues de Staline s’en foutent ! Les landser, qui se faisaient aussi plats que la terre d’Ukraine, se laissent aller sur un coude avec un air mi-rigolard, mi-exaspéré. Engueulades ! remontrances ! punitions collectives pour la compagnie qui doit ramper un tour entier du camp. La terre, qui défile lentement à dix centimètres des hommes qui rampent, encaisse des bordées d’injures murmurées en sourdine. Les sous-offs instructeurs font bien leur boulot. Ils passent en courant le long du tapis feldgrau qui avance comme la « Marabunta » d’Amazonie.
Plus loin, Wesreidau, témoin de cette mauvaise plaisanterie, s’agite et discute ferme avec les officiers responsables du camp. Peine perdue, ils ont des ordres qui viennent de plus haut. Le laisser-aller des troupes venant du front doit cesser. Il faut retrouver la rigidité des divisions de 40-41 pour mener la guerre à outrance.