Au centre, s’étend un large carré destiné aux revues et à l’exercice et où des jeunes recrues apprennent le maniement d’armes destiné aux parades, mais d’aucune utilité sur le front.
Ces jeunes, de tout jeunes, semblent se plier avec amabilité à toutes ces manœuvres. Certains, comme Halls, moi et bien d’autres, se revoient un an et demi plus tôt dans cette même Pologne qui nous vit manier l’explosif pour la première fois. Ce souvenir nous semble vieux de dix ans. On vieillit vite en temps de guerre. Nos airs un peu blasés n’échappent pas aux nouveaux incorporés qui se raidissent un peu plus, comme pour nous montrer que maintenant la guerre, c’est leur affaire !
Bel enthousiasme de ces jeunes collégiens transformés en feldgrauen pour l’occasion. Bel enthousiasme qui faiblira un peu, après quelques nuits passées dans la gadoue et au spectacle du premier hôpital de ligne. Nous avons tous connu cela. Ils se rendront compte assez tôt que la guerre n’apporte pas toujours la même exaltation que l’explosion enivrante des grenades à plâtre des Kriegspiel d’entraînement. Au bout de trois semaines, leur entrain va singulièrement baisser ; leur régiment va se trouver encadré par de nouvelles troupes très inattendues.
Le Führer, qui racle déjà ses fonds de tiroirs, expédie au casse-pipe la moitié de l’arrogante Polizei. Ces nouvelles recrues d’âge honorable vont enfin en baver un peu. La gueule des flics obligés de ramper dans la merde nous réjouit au point que nous en oublions nos tourments. Les officiers de police, n’ayant pas une grande compétence dans la guerre, livrent leurs flics aux officiers de la Wehrmacht qui, ayant encore en mémoire certaines brimades, s’en donnent à cœur joie. Spectacle délicieux ! Pas de chance pour ces jeunes lionceaux qui vont être obligés de partager la goulache et l’humeur de ces cons qui feront tout leur possible pour les maintenir en état d’infériorité.
Pour nous autres, tout ne va pas très bien non plus. Après un voyage long et désagréable, nous avons occupé nos quartiers. Le voyage a commencé par une marche à pied de cinquante kilomètres sur les mauvaises pistes russes couvertes de verglas défoncé. Puis les camions nous ont amenés jusqu’à une ville d’aspect oriental qui s’appelle Mogilev. De là, deux trains aux trois quarts démolis nous ont transbahutés jusqu’à Lwow en Pologne, en longeant la prétendue frontière de Bessarabie. Camions jusqu’au camp où nous avons échoué, dégueulasses et fatigués, sous le regard soupçonneux des officiers instructeurs, briqués et en bonne santé.
Deux jours de repos nous ont été accordés avant que les felds du camp ne sanctionnent la moindre négligence de notre part. À la première présentation, nos tenues et capotes, que nous avions, pourtant consciencieusement secouées et brossées, choquent les instructeurs. Il est vrai que notre équipement vestimentaire a perdu sa teinte et son aspect originels. Le feldgrau est devenu gris-jaune pisseux. Des accrocs, des trous, des brûlures rousses ornent sinistrement l’ensemble. Les stielfels redoutables sont éculées, avachies, délavées de leur teinture noire. Des talons manquent, les semelles bâillent. Tout cela est suffisant pour nous donner l’aspect de clochards. Les instructeurs observent, détaillent, cherchent le point faible dû à la seule négligence. Les marques du champ de bataille les giflent d’un soufflet humiliant auquel ils ne peuvent rien répondre. Leur tenue irréprochable contraste défavorablement avec celles des trois compagnies qui se tiennent au garde-à-vous. En fait, ce sont ces gandins qui devraient nous rendre les honneurs.
Ils le sentent, et cela les énerve. Ils persistent à fouiller les détails pour ne pas perdre totalement la face. Plus loin, les sections de flics et de collégiens en uniforme camouflé partent pour le bain de sudation quotidien. Ils chantent gaiement dans le clair matin, dans l’air sec et glacé qui active la coloration de leurs joues.
Le beau Tyrol auquel ils font allusion n’est, hélas ! pas témoin de cette gaieté un peu sollicitée. Pour le moment, les cimes majestueuses des Karpates le remplacent.
Les instructeurs, trop occupés par leur inspection, restent insensibles à cette poésie. L’un d’eux vient de tomber en arrêt devant un gefreiter dont le bas de la longue capote ressemble à une dentelle d’Alençon. Le stabsfeldwebel peut enfin décharger sa rancœur sous le regard sarcastique des baroudeurs. Nos têtes risquent un angle à peine visible et raidi vers la droite. Vers le type accusé de négligence. Les pupilles voyagent jusqu’au tréfonds de leur orbite pour mieux voir qui sert de paratonnerre.
— Nom ? Matricule ? scande le stabs en raidissant le cou.
Si on ne peut pas tout voir on peut tout entendre.
— Frösch, Herr stabsfeldwebel, braille l’accusé en donnant son numéro que personne ne doit ignorer.