Il y a aussi un accident. Deux soldats ne sont pas rentrés. Leurs camarades signalent qu’ils sont partis au ravitaillement vers les montagnes. Deux jours passent sans aucune nouvelle. La compagnie en entier part à leur recherche. Les villages traversés ne savent rien, mais cela sent le partisan. Deux expéditions partiront encore. Elles obtiennent un contact avec un groupe de terroristes qui causeront cinq morts stupides, mais sans retrouver pour autant les deux hommes qui sont portés disparus.
Tandis que l’armée rouge pénètre en Pologne et que le camp va bientôt être zone d’opérations, nous lézardons au soleil, quand cela est possible, en attendant les ordres. Halls est de plus en plus amoureux et rejoint sa fiancée car il compte se marier. Je l’accompagne fréquemment sans avoir, toutefois, trouvé chaussure à mon pied. Nous rions bien souvent ensemble et Halls répète sans arrêt que je vais certainement avoir une permission pour aller voir Paula. Par moments, ils s’isolent et je prends le large pour ne pas avoir l’air de tenir la chandelle.
La guerre semble nous avoir oubliés dans ce décor enchanteur. Mais un matin, finies les amours et la tranquillité. Sous les rayons frisants d’un soleil émergeant à peine, le grand branle-bas de combat secoue le camp. Sous nos yeux étonnés, les compagnies emballent hâtivement leur matériel. Les moteurs ronronnent.
On détruit même les baraquements. Notre stupéfaction est totale.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? se demande-t-on.
—
Les camions gris-bleu mat nous emportent en cahotant vers le nord, sans que nous ayons réalisé. Dans ce beau printemps en pleine germination, le camp organisé élève derrière nous un brasier dont les volutes de fumée grimpent dans l’air calme et pur comme un sinistre présage.
Les conversations vont bon train. Qu’arrive-t-il ? Pourquoi détruit-on le camp ? Où est le front maintenant ? Vers 10 heures, la colonne « Gross Deutschland » stoppe au long d’une voie ombragée par des branches chargées de millions de bourgeons qui éclatent sous la poussée irrésistible des feuilles à peine vertes mais charnues. Les oiseaux, aussi peu avertis que nous, chantent et volent jusque sur les ridelles. Un side-car de liaison a rejoint la Volkswagen des officiers et transmet des ordres. Puis les felds nous font faire demi-tour.
À ce moment à travers la pétarade des échappements quelqu’un perçoit le ronronnement d’une meute aérienne.
Coups de sifflet stridents !
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Les soldats sautent des camions qui roulent encore. Bousculade, précipitation générale.
En fait, les avions – des chasseurs bombardiers « Il » – qui nous ont repérés, prennent leur temps. Ils tournoient au nombre d’une quinzaine à quatre ou cinq cents mètres au-dessus de nous. Des camions ont été précipitamment abandonnés en travers de la route. Les officiers courent et braillent après les chauffeurs qui, pris entre deux feux, ne savent plus où donner de la tête. Finalement, ils bondissent vers leurs machines, redémarrent et enfouissent celles-ci en catastrophe dans le taillis. In extremis d’ailleurs, car le vol des vautours s’abat déjà sur nous.
D’abord les bombes. Juste avant leur explosion, on a pu les distinguer au cours de leur chute. On dirait de grosses fléchettes avec leur longue tige qui leur permet de percuter au-dessus du sol. La première grêle tombe heureusement de l’autre côté de la route, dans les buissons épineux qui voltigent en l’air au milieu du fracas du tonnerre. Les avions se sont partagés la besogne en deux groupes. Le second lâche sa bordée presque au même endroit.
Le choc est d’une violence inouïe. Tout saute en l’air et nous retombe sur la gueule. Un camion culbuté vient terminer sa trajectoire à dix mètres de notre planque. Son incendie s’étend jusqu’à nous, nous obligeant à fuir ailleurs. Plus question de regarder ce qui se passe. Par bonds, chacun s’éloigne au maximum de la route que les avions passent bientôt au rocket et à la mitrailleuse.
Des hommes délogés essaient de s’enfuir sans remarquer que d’autres avions suivent les premiers. Ils sont hachés par la mitraille qui passe sur le groupe comme une faucheuse impitoyable. Ils sautent, rebondissent et se désarticulent comme des pantins dont les ficelles seraient arrachées.
Les incendies de dix-huit véhicules noircissent le ciel que l’aviation ennemie abandonne enfin. L’attaque a été si foudroyante que personne n’a encore très bien réalisé. Nous nous rapprochons du désastre sans perdre le ciel de vue. L’ennemi pourrait bien feindre de s’éloigner pour surgir de nouveau.