La bâtisse est, de fait, enfoncée de quatre-vingts centimètres en terre. Il y a une longue pièce basse et sombre. À peine éclairée par une unique fenêtre qui pourrait faire office de meurtrière et dont les vitres jaunies ne laissent passer qu’un jour chiche. Un feu ouvert couve, jetant les lueurs intermittentes sur le décor fruste. La maison est partagée en deux par de lourdes pièces de bois à claire-voie. D’un côté vivent les gens, de l’autre côté le bétail : ce qui explique l’odeur fétide qui vous assaille dès l’entrée et qui provient d’un ou deux porcs à l’engrais dans la pièce voisine. Adossées à la paroi à claire-voie qui sépare l’écurie de la pièce principale, de grandes et larges banquettes doivent faire office de lit, et offrent leur hospitalité de paille. Une vieille mama s’est retournée vers nous. Elle sourit avec l’indifférence du sphinx. Pour elle, je ne sais même pas si le mot « Allemand » existe. Deux marmots jouent sur le tas de bois qui encombre le milieu de l’habitation. La Polska m’apporte de l’eau dans une mesure de bois très fin dans laquelle les Russes évaluent le millet vendu au détail. Je suis dans l’obligation d’ôter ma veste et de révéler ainsi ma misère : un pull-over bordeaux que ma mère m’avait fait parvenir un an plus tôt et dont les manches sont presque inexistantes à partir du coude, et le bas effrangé au maximum.
Je m’apprête à faire ma lessive lorsque la Polska me prend la vareuse des mains. Elle frotte entre une pierre ronde et une sorte de bouchon de paille raide, l’endroit maculé. Avec une gentillesse qui lui fait pardonner son emportement de tout à l’heure, elle me remet mon vêtement à nouveau propre. Je n’ose lui sourire de peur de redéchainer sa fureur amoureuse. Mais pour elle tout semble déjà oublié. Curieuses gens primitifs chez qui tout tient dans le moment présent et qui semblent ne jamais s’embarrasser du passé ni de l’avenir. Il ne me reste plus qu’à prendre congé. Je salue réglementairement en tendant le bras.
Tandis que la vieille centenaire m’adresse un sourire qui semble avoir vu passer des millénaires, la Polska joufflue fouille parmi un tas de pots rangés en pyramide sur une table style établi. Elle y prend un œuf qu’elle me tend.
J’accepte le présent, ne sachant quelle gueule faire. Embarrassé et rougissant, car l’œuf me rappelle le grenier de tout à l’heure, je fouille mes poches à la recherche des pfennigs correspondants. La femme me fait signe que c’est inutile. Je suis gêné et pars à reculons en multipliant mes
J’ai déjà fait quelques pas à l’extérieur, lorsque la porte s’ouvre à nouveau. La Polska m’appelle et me tend mon fusil que j’ai distraitement abandonné contre la grosse table. Quelle émotion ! Je recouvre mon flingue en remerciant de plus belle. Je me sens ridicule et énervé. J’essaie de raidir ma démarche et de lui donner un aspect plus martial pour compenser tout ce qui vient de m’arriver et qui va égayer les soirées de ces Polskis.
Intérieurement je ne me pardonne pas mon attitude ! Quelle connerie ! Avoir vu la bataille de Bielgorod et se faire déculotter par une grosse Polonaise !
Tout « Gross Deutschland » que je suis, je reviens avec un seul œuf et une aventure que je ne raconterai pas tout de suite de crainte que les camarades ne m’ôtent mes chausses pour vérifier si la Polonaise ne m’a rien volé.
— Pourquoi ne pas en avoir parlé ? me reprocheront-ils plus tard. Nous y serions tous allés et aurions tout exigé ! Représailles, voyons !
Le printemps brutal surgit de partout. L’évolution des événements s’aggrave sur le front de l’Est, mais nous continuons à vivre comme des équipes sportives que l’on prépare pour une finale. En plus, les exercices se sont sérieusement relâchés et nous avons maintenant des demi-journées entièrement libres. Elles sont d’ailleurs nécessaires pour nous permettre de nous approvisionner en nourriture. Les rations ont encore diminué et deviennent un régime de famine. Les deux villages à proximité ne nous donnent pratiquement plus rien, et nous devons faire de très longues marches pour nous procurer les calories qui seront brûlées par nos allées et venues. La pêche sur le Dniestr devient une distraction nécessaire. Malheureusement, nous ne sommes pas équipés pour cela et nous ne savons pas pêcher comme les Polonais. Par trois fois, Herr Hauptmann Wesreidau sera de la partie. En tant qu’officier il s’est approprié un certain nombre d’explosifs. Avec ces moyens, la pêche devient rentable. Nous tirons de certains trous d’eau des poissons géants.