Des hurlements de rage et de désespoir fusèrent de ma gorge. Aucun cauchemar, je crois, ne peut atteindre en intensité cette réalité. Je compris à ce moment seulement la signification de tous les cris d’horreur et de désespoir que j’avais perçus lors des divers combats auxquels j’avais participé. Les paroles des chants de marche, qui parlaient souvent du soldat mourant couvert de gloire, prenaient tout à coup une résonance grave et terrible.
Maintenant je sais plus encore que c’est dur de voir mourir un camarade. Je sais que c’est presque aussi dur que de mourir soi-même.
Cette nuit-là les Russes essayèrent à neuf reprises de percer nos lignes. Ils ne réussirent qu’à les démanteler. Si leur persévérance les avait portés, à un dixième ou onzième assaut, ils auraient certainement enfoncé totalement nos défenses. Ensevelis aux trois quarts, j’assistai ainsi, pendant vingt bonnes minutes, à l’ouragan de feu qui déversa ses fusées sur nos arrières, rasant ce qui restait du village, tuant environ sept cents hommes rien que dans notre régiment qui en comptait deux mille huit cents à peu près. À force de gratter la terre avec mes mains, je réussis donc au bout de vingt minutes à m’arracher à l’étreinte horrible. Deux hommes gisaient dans leur sang à travers le labour titanesque. Le blessé râlant de tout à l’heure était enseveli sous plus d’un mètre de terre et ne pouvait guère compter que sur la clémence du ciel.
Un type blessé, et presque aussi enterré que moi, geignait dans le même trou. En hâte, sous le fracas des explosions alentour, je dégageai le malheureux et l’aidai à se traîner à quatre pattes vers l’arrière. Une arme se trouvait là, je m’en emparai.
Je passai donc le restant de la nuit à sauter d’une difficulté à l’autre. À fuir un jeu terrible où l’enjeu est sa peau, et où les chances d’en sortir sont minimes par rapport à celles d’y rester.
Avec le jour frisant et l’aurore indécise, le front allemand bouleversé connut enfin l’accalmie. Les restes des régiments éparpillés se retrouvèrent au hasard, parmi les trous, les entonnoirs d’obus divers. Les morts russes et allemands jonchaient le désastre que couronnait une fumée stagnante. Les blessés qui n’avaient pas succombé avec l’âpre froid du lever du jour geignaient encore, et leurs plaintes collectives emplissaient les champs de neige d’une lamentation uniforme. Nos esprits exténués l’écoutaient comme on prête l’oreille au vent lorsqu’il hurle dans le chaume des isbas. Les sections de secours furent formées pour seconder les brancardiers impuissants devant tant d’ouvrage.
Comme toujours les Russes laissèrent nos secouristes s’occuper de tout cela, laissant à leurs éclopés le choix entre crever sur place, ou la chance d’être évacués par nos soins vers nos arrières. Si leur matériel et leur équipement devenaient chaque jour un peu plus importants, leurs chirurgiens faisaient toujours grand défaut.
Hélas ! notre armée, désorganisée par les replis successifs, ne pouvait déjà pas grand-chose pour ses milliers de soldats dont le nombre augmentait chaque jour, et le moujik blessé ne devait pas trop espérer.
Tandis que ce qui subsistait d’humanité essayait d’effacer l’ignominie de la guerre, nous nous retrouvâmes à une douzaine dans une casemate semi-couverte située en arrière de notre ancien camp de repos totalement rasé. Parmi le groupe se tenait Herr Hauptmann Wesreidau qui venait seulement d’arriver. Malgré la consternation que provoquait le désastre, une joie insolite se manifestait chaque fois qu’un camarade arrivait à son tour dans le retranchement. Halls et Lensen étaient là ainsi que Lindberg. J’étais d’ailleurs aux petits soins auprès du caporal prussien, lui ajustant un pansement d’urgence sur le dessus de la main droite sérieusement brûlée. Le capitaine annonça l’ordre de repli. Il dépêcha les sous-offs et nous-mêmes pour dénombrer et regrouper la compagnie décimée avant le lever du camp au crépuscule. J’aidai donc Lensen à retrouver sa section. Les Russes, pour qui tout n’avait pas été facile non plus, soufflaient un moment avant de poursuivre la démolition de notre front. Pour le moment, tout demeurait calme dans l’inquiétante lumière spectrale d’un jour de décembre.
Lensen n’en revenait pas de ce qui m’était arrivé. Pour lui, j’avais survécu, dans une lutte extraordinaire, à la poussée soviétique. J’avais beau lui expliquer que je n’avais rien compris de ce qui venait de se passer, il improvisait de lui-même un scénario.