La position fut encore tenue quatre jours, malgré les assauts de l’infanterie appuyée par les blindés. Nous connûmes des heures faites d’un sport effroyable. Les morts furent, dans la mesure du possible, ensevelis dans les trous qu’ils occupaient de leur vivant. La compagnie raya quatre-vingt-trois noms de sa liste d’effectifs. Parmi ceux-ci, Olensheim, qui était revenu gravement blessé de Bielgorod pour recevoir le coup de grâce à l’ouest du Dniepr, là où la tranquillité devait être assurée.
Les Russes s’étaient enfin regroupés pour l’assaut suprême, et seuls quelques derniers préparatifs les retardaient sans doute encore. Néanmoins, leur artillerie, qu’on sentait se renforcer d’heure en heure, déversait sur nos positions et bien au-delà un pilonnage intensif. L’ancien venait d’être blessé et patientait aux côtés d’une centaine d’autres, avant d’être évacué sur un hôpital de l’arrière ou tout au moins une zone plus tranquille. Un sergent peu courtois avait pris la place de mon bon August, et je continuais à faire monter les chargeurs au spandau manié par une main nettement moins experte.
Cette nuit-là fut si horrible que je n’en garde qu’un souvenir éparpillé, confus. Le ravitaillement en munitions à travers les Graben se faisait bien souvent dans une toile de tente portée par deux ou quatre types. Quand je dis « cette nuit-là », il s’agit peut-être en fait du soir à 7 ou 8 heures – comment savoir en Russie… En été, le soleil ne se couche pratiquement pas, en hiver, il n’apparaît quasiment plus, surtout au début de l’hiver.
Nous venions d’essuyer les assauts de deux ou trois groupes importants. Dans les postes à gauche, il y avait eu beaucoup de cris et sans doute des camarades tués.
Cinq magasins avaient été épuisés et nous nous réchauffions les doigts sur le métal presque brûlant de la mitrailleuse. Le dixième et dernier magasin était enclenché et nous attendions avec anxiété les ravitailleurs. La nuit était éclairée de trente-six mille explosions produites par les obus russes qui s’abattaient continuellement, rendant tout déplacement très difficile. Les boyaux insuffisamment profonds n’accédaient qu’à certains postes. Quant aux autres, il fallait les approcher par bonds successifs, entre deux plongeons et ramper des dizaines de mètres sur la neige mêlée de mottes de terre gelées.
Quatre silhouettes étaient visibles de temps à autre à travers les éclairs. Les quatre camarades sautaient d’un trou d’obus à l’autre, transportant des projectiles pour mortier de 50 et des magasins pour spandau. À quarante mètres de notre position, nous les vîmes se détacher dans un éclair blanc et aucun cri ne souligna leur fin. Deux minutes plus tard, je rampais à mon tour vers l’impact. Sur l’ordre du sergent, je devais ramener au moins deux magasins. J’étais arrivé à l’endroit, lorsque le cri d’assaut des Russes s’éleva. Il y eut une avalanche de grenades et de torpilles de mortier léger. Le sol tressauta sous moi, d’une façon illogique. J’eus l’impression d’être un petit pois sur la peau d’un tambour savamment battu. J’étais allongé au milieu des camarades tués un instant plus tôt, sans discerner lucidement l’objet de mon déplacement. Il y eut un bruit de char. Le tout fut haché de mille traînées lumineuses, d’explosions roses, jaunes. Des phares perçaient la nuit et éclairaient une pancarte très courte portant l’inscription S. 157. La bouche grande ouverte, selon la prescription et surtout parce que je suffoquais, je demeurai sur place, cherchant en des gestes déments des points d’appui à travers ce monde diabolique où l’horizontale et la verticale variaient au rythme des cisaillements lumineux qui découpaient l’obscurité. Il me sembla reconnaître à travers toutes ces incertitudes, le crépitement de l’arme qu’avait servi l’ancien et dont je m’étais éloigné un instant. Ma raison chavirait. Il ne me semblait plus pouvoir trouver d’issue à cette situation et je demeurai rivé au sol, la tête basse comme l’animal encordé qui attend le coup d’assommoir.
À cent mètres à gauche, le Pak vola dans la nuit zébrée d’éclairs avec ses munitions, ses servants et son tube marqué de 11 coups au but. Le tout retomba, avec toute la logique de la pesanteur, même les hommes qui avaient pourtant mérité le ciel. Un bruit effroyable de char s’éleva dans le tumulte. Un pliure vacillait et sautait sur le clair obscur. Le monstre, qui venait sans doute d’enjamber nos défenses, passa à vingt mètres. Je le vis soudainement s’embraser et, malgré le froid rude, un souffle brûlant m’asphyxia à demi. Dans une demi-inconscience, j’entendis, malgré la pétarade, une galopade aux alentours et aussi des cris, comme des jurons qui, s’ils n’étaient pas français n’étaient pas plus allemands.