De tous les points de la Russie, les unités du train firent des prodiges pour atteindre Stalingrad : la VIe armée ne fut pas abandonnée à son sort, je suis bien placé pour le savoir. Les convois livrèrent des combats sans merci contre les bandes rouges chargées d’entraver l’acheminement de ce ravitaillement qu’attendait von Paulus ; ces bandes pourtant puissantes se heurtèrent à des unités mobiles redoutablement armées qui leur infligèrent d’énormes pertes. Le véritable ennemi, celui contre lequel la Wehrmacht ne put rien, fut l’hiver horrible qui paralysa littéralement nos transports. La Luftwaffe ravitailla, aussi longtemps que le permit le temps, les malheureux combattants de Stalingrad. Et même après avoir abandonné les terrains d’aviation situés au nord-ouest de la ville martyre, les aviateurs parachutèrent tout ce qu’ils purent, et ne cessèrent que lorsque toute sortie devint un suicide.
Nous nous mîmes en route après le repas de 11 heures. J’avais été un peu éloigné de mes meilleurs camarades et me retrouvais avec deux types à bord d’un D.K.W. de cinq tonnes et demie chargé d’armes lourdes automatiques. Nous roulions bon train sur une chaussée bien déblayée. Les pelleteurs avaient dû en mettre un coup par ici. De chaque côté de la route, la neige rejetée formait une muraille de deux mètres cinquante ou trois mètres. Nous arrivâmes à un poteau indicateur hérissé d’une demi-douzaine de pancartes orientées selon la rose des vents. Sur celle qui indiquait la direction que nous suivions, je pus lire : « nach pripet, kiev, dniepr, kharkov, dniepro-petrovsk. »
Nos troupes avaient réquisitionné tous les gens capables de tenir une pelle et nous fîmes près de cent kilomètres dans de bonnes conditions. Nous arrivâmes bientôt en haut d’une côte d’où l’immense panorama ukrainien se dévoila sous un jour gris jaunâtre.
Devant nous, les dix ou douze véhicules précédents avaient sérieusement ralenti leur allure. Une compagnie de soldats s’affairait devant eux à chasser la neige. Un gros camion poussait un traîneau armé d’une sorte de ventilateur qui envoyait la neige dans tous les sens. Au-delà, celle-ci s’étendait, immaculée, à l’infini sur quarante à soixante centimètres d’épaisseur. Les chutes abondantes recouvraient le passage de chaque convoi et il fallait relever la piste à la boussole. Notre officier et ses sous-offs s’étaient quelque peu avancés au-delà du terrain déblayé et, de la neige au-dessus des bottes, interrogeaient l’horizon en se demandant comment ils allaient faire pour avancer dans ce coton. À bord du D.K.W., où toutes les vitres de la cabine étaient soigneusement fermées, mon compagnon et moi goûtions la tiédeur que nous avait procurée le moteur en tournant.
L’un et l’autre étions silencieux. Il faut dire que l’époque n’était pas propice aux conversations oiseuses. Nous étions tous à la recherche d’un peu de bien-être. Cela peut paraître aujourd’hui une chose élémentaire, mais pendant cette période ceux qui avaient la chance de bénéficier d’un peu de confort avaient la sensation de jouir d’un luxe illégitime. Comme je viens de le dire, je ne pus pas m’abandonner à ma rêverie. Déjà, on nous faisait descendre de nos machines et on nous distribuait des pelles. Il n’y en avait pas assez pour tout le monde. Nos sous-offs nous ordonnèrent de nous servir de n’importe quoi, mais il fallait faire avancer le convoi, envers et contre tout. Certains pelletaient avec une planche, un casque, un plat pour huit…
Avec deux autres types, je poussais la ridelle arrière d’un camion, espérant avec cette lourde planche jouer les chasse-neige. Malgré toute notre bonne volonté et tous nos efforts, nous ne réussissions pas à débloquer notre panneau. Le coup de sifflet d’un feldwebel interrompit ce travail désordonné.
— Hum ! grinça-t-il. Qu’espérez-vous donc avec ce procédé ? Venez avec moi, nous allons chercher de la main-d’œuvre. Prenez vos armes.
Sans rien en laisser paraître, je jubilais, je préférais n’importe quoi au pelletage. Je remerciais intérieurement les deux idiots à qui je devais la technique du chasse-neige improvisé. Nous emboîtâmes le pas au feldwebel. Je n’avais aucune idée du lieu où ce grand gaillard comptait trouver de la main-d’œuvre. Depuis notre départ de Minsk, nous n’avions traversé que deux villages sans vie. Fusil à la bretelle, notre petit groupe abandonna la piste qu’avait tracée nos camions et bifurqua vers le nord. Je n’exagère pas en disant que nous avions de la neige jusqu’aux genoux, ce qui rendait notre marche excessivement pénible.