Il n’y avait pas à discuter. La bouche sèche, nous dûmes nous engager délibérément sous les hangars encombrés de mille choses. Se dissimuler là-dedans paraissait facile et cela rendait notre situation encore plus dangereuse. Malgré notre nombre assez important, nous étions loin d’être rassurés. Même si nous venions à bout des partisans, chaque balle qui serait tirée par eux ferait immanquablement mouche. L’idée de notre supériorité ne me remontait pas le moral. Même si je devais être la seule victime dans une armée d’un million d’hommes la victoire, pour moi, demeurerait sans intérêt. Le pourcentage des tués, dont se glorifient parfois certains généraux, ne change rien au sort de celui qui est tombé. Le seul chef qui, à ma connaissance, ait finalement dit une parole sensée lorsqu’il encourageait ses troupes à ne perdre à aucun moment, est Adolf Hitler : « Même une armée victorieuse a ses victimes. »
Que fabriquait-on dans cette usine ainsi perdue dans la campagne ? Des planches peut-être. Une haute scie à ruban encombrait la première partie du hangar. Plus loin, beaucoup d’autres encore. Puis une espèce de drague séjournait avec sa lourde chaîne chargée de godets rouillés. Dans les deux premiers hangars nous ne découvrîmes rien. Les prisonniers avaient peut-être dit la vérité. Mais les ordres étaient de continuer. Notre groupe encerclait la totalité de l’usine et tout le monde convergeait vers le centre. Nous pénétrâmes dans une suite de vastes hangars prêts à s’écrouler. Leur ferraille n’avait, sans doute, jamais été peinte et la rouille avait tout bouffé, comme les vieilles chaînes qui traînent sur les ports.
Un vent assez fort s’était levé et faisait grincer sinistrement l’assemblage disjoint. À part cela, tout était silencieux, et seuls quelques feldgrauen renversant volontairement une plaque de tôle ou un tas de caisses, venaient rompre ce silence inquiétant.
Nous avancions à sept ou huit dans l’ombre d’un bâtiment fort encombré et sans ouverture permettant au jour de pénétrer. Il y eut plusieurs cliquetis que chacun remarqua. Des bruits venaient d’un peu partout, surtout des tôles mal assemblées et secouées par le vent, et personne ne songea à se protéger davantage. Nous savions qu’une désagréable surprise pouvait survenir mais nous ne pouvions que nous y résigner. À l’extérieur, les S.S. venaient de coincer sans doute plusieurs lascars. Deux ou trois coups de feu claquèrent et il y eut différents cris. Les S.S. criaient et poursuivaient quelqu’un. Soudain, le hangar résonna de plusieurs détonations qui emplirent tout son volume. De l’ombre, d’une soupente élevée, quatre ou cinq éclairs avaient jailli. Quatre camarades poussèrent, presque simultanément, des cris aigus. Deux tombèrent net sur la poussière du sol. Deux autres titubèrent et firent demi-tour vers la lumière de la porte. Ceux qui n’étaient pas atteints avaient bondi à la recherche d’un abri. Dans l’ombre, nous trébuchâmes sur différentes choses, sans savoir si nous étions vraiment à couvert. Plusieurs autres coups de feu claquèrent. Deux autres soldats gueulèrent de douleur sur la droite. Mon fusil fut brutalement secoué par un choc à la crosse. Un projectile qui m’avait manqué de peu venait d’en enlever une partie.
Les deux types, qui titubaient vers la sortie, furent à nouveau touchés mais n’en finissaient pas de tomber. C’était pitoyable à voir. Finalement ils s’écroulèrent l’un et l’autre sur la tache de neige blanche que le vent avait poussée un peu vers l’intérieur. D’autres soldats rappliquaient mais n’entraient pas. Ils se contentaient d’envoyer des salves de mitraillettes à l’intérieur, risquant de nous atteindre plus sûrement que les partisans. Nous étions encore trois valides à l’intérieur et nous nous mîmes à gueuler comme cinquante. S’il prenait l’idée à ces idiots d’envoyer des grenades là-dedans nous étions bousillés avec les popovs. On nous entendit heureusement et ceux qui étaient à l’extérieur durent envisager une autre tactique. Tandis qu’ils s’acharnaient à démantibuler les tôles ondulées, qui formaient les côtés du hangar, les Russes tiraient sur chaque endroit qui paraissait secoué. Les balles crevaient la tôle mettant nos camarades de l’extérieur également en danger. J’étais mort de peur.
De l’extérieur, on nous invitait à sortir. Bouger d’ici c’était à coup sûr se faire descendre par les tireurs rouges tapis dans les poutrelles de la soupente. L’un de nous tenta pourtant la chose. Il ne fit que dix enjambées.