Nous roulions déjà dans l’autre sens que nous n’étions pas encore totalement faits à ce qui nous arrivait. Je restais muet de déception, me rappelant Magdeburg et ma permission refoulée. Berlin n’était pas, hélas ! sur le chemin du retour et je n’avais donc aucune chance de rencontrer Paula, comme la première fois. D’autant que, cette fois, je ne disposais d’aucun temps d’arrêt, ne fût-ce même que vingt-quatre heures. Avec la réflexion, ce qui m’arrivait prenait encore plus d’importance et je sombrai dans un cafard noir. Un seul espoir subsistait encore. Je me promettais de faire valoir que j’étais en convalescence dès que je serais de retour à mon unité. Comment n’avais-je pas songé à expliquer cela aux gendarmes ! Il est vrai que la vue de ces cons-là m’empêchait d’espérer quoique ce fût. Seul Wesreidau, à la compagnie, pourrait éventuellement arranger les choses.
Les trains vers le front roulaient comme toujours le plus vite qu’ils pouvaient, contrairement à ceux qui nous ramenaient parfois au pays et perdaient des heures en arrêts inexplicables. Le nôtre filait bon train, tirant déjà à travers la Russie ses voyageurs désabusés. Néanmoins, un incident d’importance stoppa, pour un bon bout de temps, notre retour précipité. La loco venait de se réapprovisionner et reprenait son élan, qui devait nous ramener d’une seule traite dans le secteur de Vinitza. Des pancartes jalonnant la gare que nous venions de quitter portaient les noms de villes lointaines qui ne nous étaient déjà plus accessibles : Konotop, Koursk, Kharkov… Leurs évocations retentissaient douloureusement dans mes souvenirs.
Nous roulions depuis un quart d’heure lorsque les freins grincèrent violemment sur l’ensemble des roues du convoi. Les wagons tressautèrent dangereusement et tout s’immobilisa dans une chute de sacs et de cantines. Les jurons emplirent un instant l’atmosphère. Nous crûmes avoir déraillé. Des militaires en longues capotes couraient dans la neige tout le long du train. À nos questions, ils nous indiquèrent du geste la voie devant nous.
— Vous avez de la chance qu’on ait pu vous arrêter, jeta l’un d’eux.
À l’est, sur la voie canalisée par deux forêts clairsemées, un chaos de wagons renversés était visible de notre place située à au moins cinq cents mètres.
Nous sautâmes à terre, quêtant des renseignements. Partions, dynamite, voie explosant sous la machine, train de matériel chargé d’explosifs, cent cinquante feldgrauen tués, représailles, patrouilles, poursuites… furent les mots qui parvinrent à nos oreilles.
Trois cents militaires indemnes s’étaient réparti les tâches. Une partie était sur place pour secourir les blessés et avertir les trains qui suivaient, l’autre partie s’était déployée en tirailleur et poursuivait les rebelles qui, non contents d’avoir saboté la voie, avaient ouvert le feu sur ceux qui se débattaient dans les voitures accidentées. Des officiers sifflèrent un rassemblement. Au moins trois mille hommes descendirent de notre convoi et s’approchèrent. En toute hâte, nous fûmes partagés en trois groupes. Le premier, le plus important, deux mille types environ, partit nettoyer la région. Je fus du nombre. Le deuxième se porta à l’aide des camarades sinistrés. Le troisième resta près du train pour en assurer la protection. L’essentiel de mon paquetage demeura avec celui des autres à bord du train, et, au coup de sifflet, nous nous engageâmes au pas de gymnastique dans la campagne recouverte de vingt centimètres de neige.
Courir dans la neige n’est pas chose facile. Courir deux minutes suffit à vous mettre en nage. Au bout de vingt, le souffle vous manque. Après une heure, les points de côté vous lacèrent les poumons et la vue se remplit de papillons lumineux. Il ne faisait pas très froid et sous l’effet de cette gymnastique nous suffoquions. Les sous-offs et les officiers qui nous avaient suivis, lassés de faire du zèle prirent enfin le pas et c’est la tête battante qu’une heure et demie après avoir quitté le train nous pénétrâmes dans un village assez important et fort rustique. Presque toutes les maisons étaient couvertes de paille, et, selon la mode paysanne, un hangar attenant dont les murs étaient faits de tiges de tournesol tressées, renfermait les provisions hivernales.