Allais-je rester seul dans ce hangar maudit ? Je savais qu’un autre camarade était, lui aussi, caché quelque part. J’étais pétrifié de peur et, plus qu’à Bielgorod, je sentais le danger sournois me cerner. Je me mordis les lèvres pour ne pas hurler de terreur. Dehors les autres braillaient et tentaient toujours de démonter le hangar. Les Russes, suspendus là-haut, étaient aussi silencieux que des araignées. D’où je m’étais terré, je ne pouvais d’ailleurs rien voir. Il y eut soudain un frôlement derrière moi, derrière l’amoncellement et le pilier. J’étais plus immobile que le gros tuyau de grès derrière lequel je me dissimulais. Dehors le vacarme m’empêchait de mieux distinguer ce qu’il m’avait semblé entendre. J’essayais de tendre mon ouïe au maximum. Plusieurs autres frôlements plus nets, plus précis furent distincts. Je retenais ma respiration et j’essayais de stopper les battements de mon cœur prêt à se rompre. Dans ma tête en folie mille choses horribles passèrent. Je me vis déjà mort ou prisonnier et otage des partisans russes qui se serviraient de moi pour échapper à notre étreinte. Une panique sans précédent déferla en moi puis une idée sauvage de conservation s’incrusta dans ma cervelle. Tremblant de terreur et de rage, je cessai subitement de réfléchir. Le danger était plus proche. Un sens supplémentaire me le faisait deviner. J’aurais parié une fortune que quelqu’un rôdait derrière le fatras qui m’abritait.
Je me sentis seul, désespéré et décidé à me défendre coûte que coûte. À cinq mètres de moi, une silhouette apparut. Je sentis un long frisson courir sur ma peau. Cette silhouette fut dépassée par une autre qui s’éloigna vers un tas de sacs. Elles demeuraient dans l’ombre mais j’avais reconnu deux hommes avec des vêtements civils. L’un d’eux, le plus proche, portait une volumineuse casquette. Sa silhouette reste à jamais gravée dans ma mémoire. Il était grand et apparemment fort. Il s’immobilisa un instant. De toute évidence, son regard errant cherchait à percer l’ombre. Il fit quelques pas à l’opposé de mon retranchement. Lentement, aussi lentement que le sable qui coule sans bruit dans la partie inférieure du sablier, mon fusil s’orienta dans sa direction. Je savais qu’une balle était dans le canon, je n’avais donc pas à manœuvrer le levier. J’essayais, toute ma volonté tendue, de retenir le tremblement nerveux qui rendait mon mouvement imprécis. Le moindre petit heurt, et l’autre m’enverrait une rafale de mitraillette. J’en étais persuadé. S’il me voyait avant, je resterais pétrifié. Dehors les autres faisaient heureusement pas mal de vacarme. L’homme qui se tenait là, à six ou sept mètres devant moi, devait partager son attention sur deux points. Le danger était pour lui à l’intérieur comme à l’extérieur. Mon arme était maintenant horizontale. Le doigt nerveusement accroché à la gâchette, j’hésitais à tirer. On ne tue pas un homme de sang-froid comme cela. Ou bien il faut être une sacrée fripouille, ou, comme moi, à demi paralysé d’appréhension. L’homme changea de direction. Son copain était maintenant à peine visible et éloigné de vingt mètres à peu près.
Alors, il vint vers l’endroit où j’étais caché, haletant. Un instant peut-être, il distingua une forme dans l’ombre avec un reflet métallique. Il hésita sans doute un dixième de seconde. Un éclair l’aveugla et il roula dans la poussière, la poitrine probablement défoncée par le coup de feu que je venais de tirer. L’arme vibrante fumait encore entre mes mains moites. L’autre venait de fuir, laissant son camarade mort à mes pieds. Il y fut comme un grand trou noir dans ma tôle. Comme quand on a la fièvre, un cauchemar m’envahissait. J’avais l’impression de descendre, de descendre continuellement vers un abîme imaginaire. Dehors le bruit continuait. Je demeurais partagé entre l’envie de fuir à toutes jambes et la peur qui me tenait cloué sur place. Mon regard atterré restait fixé sur le corps allongé, la face contre terre, à quelques mètres de moi. Je ne me décidais pas à croire que j’avais tué cet homme. Je m’attendais néanmoins à voir une mare de sang suinter sous le cadavre. Le reste de l’action m’était maintenant indifférent. Tout le poids du drame m’accablait, et m’obligeait à fixer le corps qui demeurait là, immobile.
Tout un pan du hangar s’écroula. Les camarades avaient réussi à démanteler les tôles. La lumière du jour entra à flots donnant moins d’importance à ce qui s’était passé. La vue d’autres soldats pénétrant à l’intérieur me tira de ma léthargie. J’aperçus même le capitaine S.S. qui venait de les rejoindre et se dissimulait derrière les tôles écroulées. Il me faisait presque face à vingt mètres à l’extérieur.
— Y a-t-il encore quelqu’un de vivant là-dedans ? cria-t-il.
Je fis seulement un petit geste de la main que l’officier vit.
Je savais qu’il y avait encore au moins un popov dans le hangar et j’hésitais à me faire repérer. Un autre camarade, qui devait être aussi blême de peur que moi, cria quelque part dans le fatras :