Le lendemain, par un froid piquant, nous gagnâmes un autre convoi venu à la rescousse en aval du trajet. L’ersatz avait déjà été uriné au moins deux fois et nous écoutions le lancinant « glang, glang » des roues passant sur les éclisses des rails. Le regard fouillait pendant de très longs moments la toundra hors mesure chargée de neige. De temps à autre, la monotonie du paysage était rompue par une clairière aux lointains horizons formés par quelques crêtes hérissées de sapins blancs. Une fois de plus l’immensité du paysage, où aucune manifestation autre que celle de la nature n’apparaissait, nous étreignait. Jamais notion d’espace ne fut à mes yeux plus justifiée. Jamais le mot immense ne prit un sens plus concret, plus oppressant que dans cette Russie faite pour des géants, semblait-il. Était-il possible qu’un contrôle s’exerce sur cette terre, qu’il vienne du N.K.V.D. ou de notre part ?
Nous arrivâmes à Vinitza le soir du même jour. Une foule dense de militaires enveloppés de longs manteaux envahissait la gare et ses hangars interminables. Une alerte aérienne avait, paraît-il, désorganisé le trafic, ce qui justifiait l’encombrement. À Vinitza, la division « Gross Deutschland » avait, à cette période, un pied dans la ville. Sur les directives de la gendarmerie militaire, j’entrai vivement en contact avec le groupe de commandement de mon unité et je fus surpris tout de même d’y trouver une telle organisation. À l’énoncé du nom et du numéro de ma compagnie, on m’indiqua avec précision l’emplacement où elle se trouvait à l’heure actuelle. J’appris ainsi avec effroi qu’elle avait été rengagée avec vingt autres dans une zone du front (on m’indiqua d’ailleurs le lieu et le numéro du secteur) située à cent cinquante kilomètres de Vinitza. Je m’apprêtais à retrouver mes amis blottis auprès d’une flamboyante cheminée russe pour discuter de ma perme annulée et éventuellement la faire remettre en vigueur, et, c’est dans les Graben gelés, malsains et dangereux que j’allais devoir rejoindre mes compagnons de malheur. La nouvelle me terrassa au point que j’en demeurai inerte devant le stabsfeldwebel chargé de mon recensement. L’homme qui ne me prêtait pas d’autre attention fut brusquement frappé par mon attitude.
— Qu’avez-vous ? questionna-t-il. Un malaise ?
Je cherchai mes mots, puis, lassé, j’exposai la réalité.
— J’allais partir en permission de convalescence, expliquai-je. Celle-ci s’est trouvée annulée à Lublin, Herr stabsfeldwebel.
— La patrie vit des heures graves, jeune homme, répondit-il après un temps d’arrêt. Vous n’êtes pas le seul à être privé de repos. Les hommes qui vous précédaient et ceux qui attendent derrière vous, sont dans la même situation.
J’allais faire observer que j’étais également en convalescence, lorsque le stabs remarqua dans mes papiers celui que m’avait donné le hauptmann S.S..
— Vous vous êtes distingué dans un accrochage avec des terroristes sur le chemin du retour, dit-il. Mes félicitations. J’ajoute ceci à votre dossier de campagne. Votre chef de compagnie vous remettra sans doute le grade d’obergefreiter pour cela, camarade, c’est probable.
Malgré ma neurasthénie, la nouvelle éclaira mon visage un instant.
— J’en suis très flatté, stabsfeldwebel, fis-je sur un ton mi-sincère mi-réglementaire.
— Je suis heureux également pour vous, fit l’autre en me tendant la main.
Je sortis avec une trentaine d’autres « joyeux rappelés », la tête un peu égarée entre plusieurs pensées, et une distribution de goulache honnête.
On nous autorisa tout de même à passer la nuit au chaud dans une confortable demeure transformée en dortoir militaire. Il n’y avait, bien entendu, pas assez de lits pour tout le monde, mais une pièce bien fournie en tapis et royalement chauffée nous offrit son confort. Nous passâmes tous une bonne nuit malgré l’anxiété du lendemain.
Pendant ces périodes d’attente, chacun avait appris à ne plus réfléchir et à se laisser aller à la somnolence. La réflexion n’amenait rien de bon dans ces heures grises, sinon qu’elle soulignait un peu plus l’angoisse qui pesait sur tout le monde. Par contre, le sommeil arrangeait tout. Il faisait passer le temps, redonnait des forces. Malheureusement, on ne pouvait l’accumuler en prévision des jours d’insomnie à venir. Nous passâmes donc la nuit et les vingt-quatre heures qui suivirent à roupiller comme des cochons, ne nous interrompant que pour aller à la roulante. Dans la nuit qui suivit, nous fûmes tirés enfin de notre torpeur par un obergefreiter qui nous mena aux camions devant nous acheminer à peu près à notre destination.
Un froid brutal nous tomba sur le dos comme une douche mal réglée. L’hiver était là et faisait clignoter le givre d’un éclat bleuté sur tout ce qu’il touchait. On refit l’appel au pied des camions, et tout le monde embarqua pour le « Boum, boum ».