Dans le train que je pris à Vinitza en direction de Lwow et Lublin, je voyageai avec des soldats venus de Tcherkassy et de Krementchoug. J’appris de leur bouche ce qu’avait été l’enfer des batailles qui s’étaient déroulées près de ces villes. Celles-ci étaient d’ailleurs perdues pour nous ou sur le point de l’être. Partout, la supériorité numérique écrasante de l’adversaire finissait par déborder nos positions défendues avec acharnement et au prix de sacrifices impitoyables. Tous ces types partaient, eux aussi, en permission et, malgré leur joie, ils semblaient réellement terrassés par ce qu’ils venaient de vivre.
Le train entra en gare de Lublin à l’aube d’un matin d’hiver. La neige couvrait le sol, comme à Vinitza, mais il faisait en Pologne un froid beaucoup plus vif qu’en Russie. Malgré notre habitude de coucher à la dure, la nuit en chemin de fer ne nous avait pas particulièrement reposés. C’est le col relevé et la mine un peu grise que nous mîmes le nez à la portière. Malgré l’heure très matinale, les quais étaient encombrés de soldats piétinant de froid et équipés pour monter au front. Parmi eux, de nouvelles recrues au visage juvénile et rose. Un gendarme était planté tous les dix mètres sur le quai d’arrivée. J’avais surestimé mes forces au lendemain de ma maladie, et c’est les jambes flageolantes, transi par le froid et l’insomnie, que je sautai sur le quai sur l’ordre des haut-parleurs.
Les gendarmes nous groupèrent en une longue file parallèle au convoi, puis nous ordonnèrent de prendre le pas de marche jusqu’au grand hall situé à une des extrémités de la gare. Tandis que nous nous y dirigions, la machine haletante entraîna le train vide sur une voie secondaire.
Dans le hall, chacun reçut un gobelet d’ersatz brûlant et deux cuillerées de marmelade bizarre. Puis, tandis que nous absorbions cette nourriture dont l’armée nous gratifiait, plusieurs officiers, grimpés sur un wagon plate-forme, mirent au point un amplificateur. Auprès d’eux, et au pied du wagon, la feld-gendarmerie veillait.
Ce fut d’abord un grésillement. Puis une voix nasillarde s’éleva. On régla le dispositif et une allocution intelligible nous fut adressée. De tout le discours je ne retins que deux mots qui me firent chanceler ainsi que les quelque deux mille permissionnaires ici présents : « Permissions annulées ». Nous crûmes avoir mal entendu. Mais les mots « nécessité », « difficulté », « devoir », « effort supplémentaire » et « victoire » nous prouvèrent que nous n’avions pas rêvé. Il y eut une rumeur sourde parmi la foule grüngrau. Les voix rudes des combattants s’indignaient devant de telles décisions.
Les haut-parleurs entonnèrent la
Trois wagons étaient chargés de différentes choses destinées aux troufions. Nous dûmes, au comble de l’énervement, faire la queue devant ces magasins ambulants pour toucher un complément de paquetage. Nous étions serrés de très près par la flicaille, car le désarroi de certains était si lourd, que l’envie de déserter se lisait sur leur visage. Nous touchâmes un bonnet de fourrure semblable à celui des Russes, un gilet sans manches fait de peau de mouton retournée et hâtivement assemblée, des gants dessous drap, dessus tricot, d’énormes surbottes avec une semelle de liège renforcée et une tige faite, paraît-il, de cheveux agglomérés. Quelques boîtes de conserve pour le voyage vinrent s’ajouter en surcharge à notre paquetage volumineux. Il n’y avait plus d’illusions à se faire, on nous renvoyait passer l’hiver sur un point quelconque du front de Russie. C’était à pleurer de déception.
Le train chargea ras bord une myriade d’hommes. Certains, de tout jeunes, allaient faire connaissance avec l’âpreté de la guerre pour la première fois. D’autres rentraient de permission et n’étaient guère plus joyeux que nous. D’autres enfin, dont je faisais partie, avaient dû enfouir au fond de leur sac les beaux projets pour arborer l’appréhension de tous les hommes du monde, aussi courageux soient-ils, lorsqu’ils partent au-devant d’une destinée problématique.