Plus que dix… plus que cinq mètres. Le moteur tire en arrière pour freiner. Nous abordons un ponton fait de branches liées entre elles. Déjà on nous encourage à agir doucement et en ordre. Sans précipitation, tant nous avons le sentiment d’avoir obtenu un privilège, nous débarquons les uns après les autres sur la terre ferme. En fait, c’est un bourbier comparable à l’embarcadère d’en face. Peu importe, la boue nous est familière. Nos cœurs battent à tout rompre. Nous sommes passés ! La rive ouest c’est la sécurité, c’est la barrière entre Ivan et nous. Nous avons tellement songé à ce sauvetage, nous y avons tellement réfléchi, que nous avons l’impression d’avoir dressé une barrière entre nous et la guerre. Les communiqués ont été formels. Sur le Dniepr, nous tiendrons ! L’ennemi ne dépassera pas cette limite et, au printemps, l’offensive allemande le repoussera au-delà de la Volga… Durant notre longue et pénible retraite vers le fleuve, pendant l’interminable attente de notre passage, nous avons cristallisé notre espoir fragile sur cette idée. Pour nous autres, soldats harassés, mettre le pied sur la rive ouest, c’est la fin de nos malheurs ; c’est la réorganisation, le linge propre, les permissions et l’assurance que nous ne sommes pas foutus. La rive ouest, c’est, bien sûr, toujours la Russie, mais c’est aussi cette partie de la Russie qui nous acclamait quelques années plus tôt. C’est la Russie qui nous est favorable. Alors, dans nos cervelles fatiguées, nous idéalisons. La rive ouest, c’est presque la mère patrie.
QUATRIÈME PARTIE
VERS L’OUEST
(
Chapitre X
" Gott mit uns "
Bien sûr, il y a là des officiers et des soldats qui nous canalisent et qui n’ont pas tellement le sourire. Il y a aussi, et ça, c’est vraiment le plus désagréable, la feld-gendarmerie avec ses plaques métalliques mouillées de brouillard qui scintillent sur la poitrine de ses représentants. Il n’y a pas d’organisation sans gendarmes. Bah ! il doit forcément y avoir de braves types parmi les gendarmes ! Oublions ceux de Romny et de la retraite du Don… Pas de quoi gaspiller la joie de se retrouver à l’ouest.
Maintenant, nous marchons dans une direction que nous indiquent les hommes d’un side-car couvert de boue qui roule à nos côtés. Nous n’avons même pas formé le rang par trois ! On nous laisse marcher comme ça, librement, comme des promeneurs. C’est gentil ! On ne nous impose pas de discipline. Ceux qui sont à l’ouest ont conscience de ce que nous avons enduré, on nous fout la paix. C’est aimable à eux. Ouf ! pense-t-on, on s’en est tiré, maintenant tout va aller bien. Le side-car nous oblige à accélérer le pas. Nous faisons ainsi environ deux kilomètres en claudiquant dans la bouillasse qui éclabousse le camarade et nous arrivons dans un grand camp où stationnent déjà ceux du voyage précédent. Il fait nuit, une pluie légère tombe sans discontinuer. Nous distinguons les barbelés qui luisent sous l’averse. Deux soldats, mitraillette sous le bras, nous font signe d’entrer. Sans poser de questions, nous franchissons le portail de fortune du camp. Puis c’est la halte. Le side-car s’éloigne rapidement. Nous restons là, plantés au milieu du camp de barbelés ne sachant plus que penser.
— Bah ! ce n’est rien, seulement une façon un peu trop militaire de nous recevoir, nous les rescapés de Konotop. On nous fait sans doute patienter en attendant de nous diriger sur de bons baraquements bien étanches où nous allons pouvoir récupérer. Peut-être patiente-t-on aussi pour avoir un titre de permission… Cette idée nous soulève de joie. Nous oublions le décor, la boue liquide, la pluie, les barbelés qui font de nous des prisonniers.
Il y a maintenant au moins deux heures que nous patientons. Un autre groupement récemment passé est venu nous rejoindre. La pluie tombe plus grosse, nous sommes dégoulinants. Pas très loin, nous distinguons des baraquements aux portes et fenêtres hermétiquement fermées. Par groupes d’une vingtaine, les camarades y sont acheminés. Nous restons dans l’expectative, sachant que nous vivons nos derniers mauvais moments. Les camarades qui entrent dans les baraquements ne reviennent pas. Sans doute dorment-ils sur de douillets plumards, les veinards !
Une heure après, c’est mon tour avec une vingtaine d’autres. Parmi ceux-ci, deux sous-offs et un lieutenant. Nous pénétrons dans le bâtiment éclairé par un groupe électrogène. Nous sommes un peu ébahis et gênés d’être si dégueulasses. Derrière de grandes tables, des militaires de tous grades accompagnés de gendarmes forment comme un imposant tribunal. Alors, un obergefreiter s’avance vers nous et braille, comme au bon vieux temps des casernements, de bien vouloir nous présenter avec notre fourniment au complet devant le service de triage. Nous demeurons interloqués devant une telle réception, mais déjà on nous presse vers les tables où nous devons montrer ce que nous a confié l’armée.