Avec une discipline et une patience héroïques, chacun attendit son tour sans se plaindre du déversoir de pluie qui nous faisait confondre le fleuve avec le ciel. Les pieds dans la boue et l’eau que les stiefels ne parvenaient plus à isoler, chacun demeura debout pendant de longs moments, des heures même pour les derniers.
Un sourire errait sur les visages méconnaissables. Nous allions enfin traverser. De l’autre côté, tout serait fini. Nous pourrions enfin nous sécher. Dormir peut-être confortablement et cesser d’avoir peur. Il fallait bien se raccrocher à une idée quelconque… Une dernière peur subsistait. Celle du passage. Ces bateaux craquants et fatigués n’allaient-ils pas s’ouvrir sous notre poids, engloutissant avec eux une centaine de désespérés ? Et puis les « Jabo »… Si les avions russes apparaissaient !… Nous nous souvenions encore de l’horrible mitraillage d’hier.
La nuit tombait. Les avions russes apparaissaient rarement la nuit. Peut-être étions-nous déjà sauvés.
Puis ce fut mon tour. Avec une centaine d’autres, j’embarquai sur un chaland dont le bordé semblait être rongé par le passage de milliers de bottes cloutées. Ce ne fut pas sans angoisse que je vis l’eau arriver à une trentaine de centimètres à peine du bord tant nous étions chargés.
— Ça suffit, marinier, jeta un sous-off d’une quarantaine d’années. Tu veux nous faire couler ?
— Le plus de monde possible, Herr Spiess, ricana le gars du génie. Nous avons l’habitude. Allons ! Encore une dizaine !
Lorsque nous fûmes sur le point de sombrer, les mariniers lâchèrent les amarres et sautèrent sur un espace de vingt centimètres qui restait libre, comme un chevreuil sur un piton. Progressivement, le moteur amovible, ridiculement petit pour notre embarcation, se mit à ronronner.
Lentement, presque sans que nous nous en rendions compte, le chaland s’avança sur l’eau à peine ridée par notre déplacement. Personne n’osait faire un geste tant notre flottaison paraissait précaire. La berge maudite, brouillée par la brume, s’éloignait de nous. Je demeurai coincé vers le centre du bateau, entre deux inconnus, un tout jeune lieutenant du régiment d’infanterie venu à la rescousse à Konotop, et un fantassin de notre groupe, d’un âge indéfinissable et qui semblait dormir debout.
Il était d’ailleurs le seul à demeurer dans une telle indifférence. De part et d’autre, les regards et l’ouïe étaient tendus. Surtout vers le ciel pluvieux en qui nous n’avions aucune confiance. Une barque beaucoup plus petite mais équipée du même moteur nous doubla avec beaucoup de peine. Son chargement était proportionnellement aussi important que le nôtre.
Combien de temps dura le passage ? un quart d’heure peut-être. Toujours est-il qu’il nous sembla fort long. L’eau glissait régulièrement le long de la coque avec une lenteur insouciante à vous rendre enragé.
Des types comptaient, sans doute les secondes, ou peut-être comptaient-ils comme ça pour patienter. Un peu comme on compte des moutons lorsque le sommeil ne vient pas.
Puis des voix annoncèrent la rive ouest ! le salut ! la fin de notre tourment, l’échappatoire ! Elle apparaissait aux voyageurs de proue, tout enveloppée de brouillard. Notre sang accélérait dans nos veines. Moralement, nous essayions de donner une impulsion plus franche au moteur. Nous touchions au but. Nous allions être sauvés ! Vite ! Vite ! Le ciel est toujours calme…
Un chaland vide, filant vers la rive est, nous croisa. Nous eûmes un regard amer pour lui. Toute marche vers l’est nous faisait frissonner davantage. Puis la rive ne fut plus qu’à vingt mètres. Nous n’osions toujours pas bouger de peur de faire entrer l’eau par-dessus bord. Pourtant une joie immense, qui nous aurait poussés à gueuler et à sauter de joie, montait en nous. Nous étions sauvés… sauvés après tant d’heures, de jours d’attente et de désespoir !