Des souvenirs qu’il me semblait ne plus jamais pouvoir revivre remontèrent immédiatement en moi. Tout ce que j’avais enfoui au fond de moi-même avec tant d’amertume réapparut imperceptiblement. Serait-il possible ?… Oui, cela avait toujours été possible voyons, pourquoi cette question ? D’un seul coup, je jaugeais l’importance de mon désespoir. J’avais désespéré. Je me mis timidement, tout doucement, à songer à Paula… Depuis l’opération « groupe d’airain », le courrier n’avait pas suivi. Bien que nous ayons connu une vie sacrément mouvementée, cette absence de nouvelles m’avait pesé terriblement. Puis, devant tant d’infortune, de terreur, de dégoût, les mots amour, sentiment et autres perdirent, hélas ! de leur importance. Tout ce qui vibrait en moi semblait avoir été enseveli sous la poussière des maisons qui s’écroulent par le bruit et les plaintes infiniment plus intenses que mes tracas d’amoureux. J’avais souvent songé que, si je réussissais à en revenir, je n’en demanderais pas trop à la vie. Comment peut-on songer à tenir rigueur à l’existence pour une amourette déçue, lorsque l’on se demande si on va réussir à ramener sa peau ! On m’aurait fait promettre de me faire curé que j’aurais juré de tenir parole. Depuis Bielgorod, la terreur avait bouleversé toutes mes conceptions humaines et le marché de la vie avait un cours si élevé qu’on ne savait plus trop quoi abandonner dans l’autre plateau pour faire équilibre. Si je n’étais pas encore parvenu à me résigner à l’idée de la mort, j’avais déjà promis intérieurement, dans les moments les plus durs, de faire abnégation de la fortune, de l’amour, d’une jambe même, pourvu que je puisse survivre.
Je sentais que le capitaine Wesreidau allait s’éloigner. Alors je posai ma question au sujet de mes camarades. Le capitaine ne se rappelait que de l’ancien : il le nomma d’ailleurs par son vrai nom.
— La compagnie dans laquelle était August Wiener a appuyé une batterie d’obusiers de haubitz au début de l’offensive. Les premiers engagés eurent beaucoup de mal, fit-il, songeur. Ç’a été très dur. De toute façon, ceux qui sont passés ont été sans doute dirigés vers Kiev. C’est là que nous devions nous reformer si nous avions été motorisés.
Je demeurai sans mot dire. Le capitaine s’éloigna en me faisant un petit signe de tête.
— Nous passerons demain, fit-il.
La possibilité d’une permission tourbillonnait dans ma tête en même temps que l’angoisse d’avoir perdu mes camarades. Qu’étaient-ils devenus ? Peut-être avais-je croisé leurs corps calcinés sur la chaussée défoncée Konotop-Kiev. Était-il possible qu’il me faille aussi renoncer à l’amitié de mes compagnons de misère ? Je les savais si déshérités que le sentiment que je leur portais semblait autorisé tant il était désintéressé, gratuit. Devais-je oublier aussi sans remords, car les remords nuisent aux combattants, ce qu’avaient été Halls, Lensen et même ce crétin de Lindberg ?
Si mes amis avaient disparu, l’ancien venait de me laisser un héritage, une faculté. Je rêvais à tous mes souvenirs. Les bons moments me revenaient à l’esprit en même temps qu’une angoisse insurmontable. Je demeurais là, inerte, insensible à la pluie que mon calot imbibé ne parvenait plus à contenir et qui gagnait mon col en traçant des canaux sur mon visage. Cette pluie qui glissait sur mes joues remplaçait les larmes que j’aurais dû verser.
La pluie dura encore très longtemps. Elle dura trop, toute la nuit, et se prolongea jusqu’à la fin de l’après-midi du lendemain. Le sol pourri sur lequel nous étions obligés de patienter s’était transformé en éponge. Chaque paquet de roseaux qui n’avait pas reçu la pluie la prenait par le sol. Nous étions trempés si profondément que certains pensaient à demeurer nus carrément sous la pluie. La plupart du temps, nous demeurions debout, la toile de tente sur les épaules, et les yeux observant sans cesse l’interminable va-et-vient de nos bateaux de salut.
Vers midi, dans le ciel lourd et gris apparut, malgré les mauvaises conditions atmosphériques, une escadrille d’« Il ». Nous maudîmes une fois de plus ces oiseaux de malheur qui nous obligeaient à piquer du nez dans la merde gluante des bords du Dniepr. Ils firent trois passages et arrosèrent de bombes et de mitraille tout ce que la pluie leur laissa entrevoir. Il y eut une fois de plus une panique qui ne prit fin qu’après que la liste des tués et des blessés fut quelque peu rallongée.
Enfin, vers 6 heures du soir, avec la nuit qui arrivait, notre groupe fut pris en charge par le service du transit. L’ordre nous fut donné de réunir nos affaires et de descendre en bon ordre vers les trois plages d’embarquement que le piétinement incessant avait transformées en une fondrière stupéfiante.
Avec armes et bagages, notre cohorte dégoulinante s’engagea sur son chemin de Damas, malgré la boue qui menaçait de nous ensevelir.