Avant que quelqu’un nous prenne en charge, nous patientons encore une bonne demi-heure. Il pleut toujours. Pleut-il ailleurs ? Pleut-il en France ? Ma maison ! Mon lit ! Où sont-ils ? Il n’y a plus que des souvenirs indistincts et dispersés, des choses avec lesquelles j’ai rompu. Il n’y a plus au monde que la Russie. La Russie qui nous enferme dans un immense anonymat où des régiments entiers se perdent avec leur nom.
Enfin, un sous-off vient vers nous. Le responsable du groupe présente des papiers. Une lampe électrique au faisceau volontairement réduit éclaire une quelconque lecture. Puis on nous ordonne de ramasser nos frusques et de suivre le sous-off. Nous entrons enfin sous un toit. Nous en avons tellement perdu l’habitude que chacun le fixe avec autant d’intérêt que s’il s’agissait du plafond de la chapelle Sixtine.
— Vous serez dirigés vers votre unité un peu plus tard, clame le sous-off qui, lui aussi, a l’air d’en avoir plein les bottes. En attendant essayez de vous reposer ici.
Nous ne nous le faisons pas répéter deux fois. Il n’y a dans le local sans lumière que quelques bancs et quatre ou cinq grandes tables que nous découvrons à la lueur de quelques lampes de poches. Chacun s’étend où il peut. Jamais aucune plage de la Côte d’Azur, même au mois d’août, ne connaîtra une telle cohue. Nos têtes endolories cherchent un appui. La jambe, les fesses, les bottes d’un camarade servent d’oreiller. Qu’importe ! Au moins, ici, il ne pleut plus. Certains ronflent déjà. D’autres essaient de songer qu’ils sont ailleurs. Malgré la rudesse de l’accueil qui nous a été fait, chacun a le sentiment que tout va mieux. Que la vie nous offre à nouveau ses possibilités. Chacun rêve de la perme que nous allons forcément obtenir. Ce n’est qu’une question de patience… La patience ! De combien de minutes, d’heures, de mois de patience devrons-nous encore faire preuve ?
Mais le loisir du rêve n’appartient pas au soldat du front.
Le manque de repos que nous avons amoncelé nous serre les tempes. Comme des malades au bord de l’évanouissement, nous sombrons dans un sommeil opaque.
Nous avons sans doute dormi longtemps. Il fait grand jour lorsqu’un brouhaha nous réveille. Puis un coup de sifflet prolongé nous invite à nous lever. Nous sommes sales et horriblement fripés. Si le Führer nous voyait, peut-être nous renverrait-il dans nos foyers, à moins qu’il ne nous fasse tous passer par les armes. Le sous-off qui vient d’entrer nous regarde aussi avec surprise. Il n’a peut-être jamais imaginé, lui non plus, l’armée allemande dans un tel état. Il parle de je ne sais trop quoi. Je ne suis pas encore tout à fait réveillé et je ne fais qu’entendre son baragouinage plutôt que je ne l’écoute. Il est question de nous tenir prêts. Nous allons être ramenés au sein de notre unité.
Il y a un service sanitaire installé dans une des baraques, mais nous avons peu de chances d’y pénétrer. Il est envahi sans discontinuer et, à ce rythme, notre tour ne viendra que dans la soirée. On nous signale quand même de grands fûts d’essence vides remplis d’eau qui peuvent servir de lavabos. Nous sommes encore tous trop crevés pour aller barboter. Comme il est loin le temps des casernes où aucun d’entre nous n’aurait souffert la moindre tache à sa vareuse ! Finie la théorie sur l’hygiène indispensable, ici, des soucis plus importants nous préoccupent. Et puis, il fait aujourd’hui un froid de canard. Personne ne songe à ôter même la toile de tente qui pendeloque sur nos épaules.
Moi, j’ai très froid. Je frissonne même. J’ai une fois de plus l’impression d’être malade. Il faut sortir pour aller chercher quelque chose à la cuisine de campagne. Notre cohorte de clochards fait maintenant la queue, dans le vent humide et froid qui pousse des masses de brouillard au-dessus du Dniepr. Deux cuistots versent de grosses louches de soupe brûlante dans nos gamelles sales dont la peinture s’est détachée par plaques. Nous nous attendions à l’ersatz habituel, et c’est de la soupe que nous recevons. C’est que l’heure de l’ersatz est passée depuis longtemps. Les cuistots nous servent la soupe de onze heures avec de l’avance ; ordre spécial, pour nous autres naufragés. Chacun accepte la soupe avec bonne humeur. Ce mélange brûlant nous fait beaucoup de bien.
Un hauptmann passe près de notre troupe et s’arrête. Il cherche visiblement notre chef de groupe. Celui-ci, un leutnant, se lève et s’avance vers lui.
— Camarade, déclare seulement le capitaine, vous avez ici la possibilité de vous nettoyer, je pense que vous devriez y songer.
—
Sur l’ordre de notre chef de groupe, nous nous dirigeons vers les tonneaux situés sous le rebord du toit d’un des baraquements. Nous jetons un coup d’œil torve en direction de celui qui abrite le service sanitaire et ses douches chaudes. Trois cents militaires l’assiègent et font la queue pour bénéficier de ce qui constitue une aubaine, à vingt ou trente kilomètres du front.