— D’abord les papiers militaires ! ordonne le feld-gendarme qui est de l’autre côté de la table.
Le lieutenant qui est juste devant moi subit un interrogatoire.
— Où est votre formation, Herr Leutnant ?
— En partie dissoute ou anéantie, Herr Gendarme, nous avons connu de rudes moments.
Le flic ne répond pas et compulse les papiers.
— Avez-vous rompu avec vos hommes ou ont-ils été tués ?
Hésitation du lieutenant. Nous sommes médusés.
— Suis-je devant un tribunal militaire ? lance le lieutenant exaspéré.
— Vous devez répondre à ces questions, Herr Leutnant. Où est votre formation ?
Le lieutenant se sent pris au piège comme n’importe lequel d’entre nous. Ce sont des questions auxquelles peu de nous peuvent répondre avec clarté.
Alors celui-ci explique la situation. Inutile de raisonner avec un gendarme. Il n’y a pas de brave type parmi les gendarmes, comme je le supposais il y a un instant. Leur intelligence ne dépasse pas celle du questionnaire qu’ils sont chargés de remplir.
En plus, il manque beaucoup de choses au leutnant et le flic ne remarque que cela. Peu importe si l’homme qui se tient encore debout devant lui, par je ne sais quel miracle, a perdu trente livres depuis son incorporation. Ce qui intéresse le flic, c’est l’absence des jumelles Zeiss, qui font partie du paquetage de l’officier. Il manque aussi un étui porte-cartes, et la section téléphone qui était sous ses ordres. Il manque trop de choses à cet homme qui n’a, en fait, conservé que la vie. L’armée ne confie pas du matériel au soldat pour qu’il l’égare ou l’abandonne comme cela, sans se faire tuer pour le conserver.
Bataillon de marche, pour le lieutenant insouciant. Bataillon de marche avec trois grades en moins. Et il peut s’estimer heureux.
L’homme suffoque, son regard est éperdu. Il fait peur ou pitié. Deux soldats l’entraînent vers la droite. Vers un groupe avachi qui, tout comme lui, va rejoindre un quelconque bataillon disciplinaire.
Puis c’est mon tour. Je suis raide de peur. De ma poche intérieure, je sors mes papiers militaires détrempés. Le flic les regarde puis me jette un coup d’œil réprobateur. Devant mon air mortifié, sa hargne s’estompe et c’est en silence qu’il continue son inventaire.
J’ai heureusement la chance d’avoir retrouvé mon unité et d’avoir conservé le morceau de carton blanc précisant que j’ai été sorti de l’infirmerie pour monter à l’attaque. Ma tête tourne et il me semble que je vais défaillir. Puis le flic lit une fiche. Sur cette fiche est noté tout ce qu’un soldat comme moi doit posséder. Les noms tombent, je comprends mal et ne présente pas au bon moment ce qui est encore en ma possession. Le flic me traite d’un certain mot allemand que j’entends pour la première fois. Finalement, il me manque quatre choses dont ce putain de masque à gaz que j’ai abandonné volontairement.
Mon carnet militaire file de main en main, on y ajoute des cachets et un feuillet rapporté. Alors, dans ma panique, il me vient une idée parfaitement stupide : histoire de me faire bien voir, je sors de mes cartouchières neuf cartouches inutilisées. Le regard du flic tombe là-dessus comme celui de l’alpiniste sur une prise.
— Vous étiez en retraite ? questionne-t-il.
—
— Vous possédiez encore ceci ? dit-il en désignant les cartouches.
—
— Alors pourquoi n’avez-vous rien tenté pour vous défendre ? Pourquoi n’avez-vous pas résisté ? tonne-t-il.
—
— Comment
— Nous avions reçu des ordres pour la retraite, Herr Gendarme.
— Misère de misère, rugit-il, une armée qui fuit sans avoir fait le coup de feu !
Mon carnet est de retour et il retombe dans les pattes de mon tyran. Un moment il le tripote fébrilement, ses yeux vont de mon papier informe et sale à mon visage.
Je suis le frémissement de ses lèvres d’où le pire risque de sortir : bataillon de marche, c’est-à-dire le régime des prisonniers, les postes avancés, le déminage, les permissions rares et toujours dirigées sur les camps où le mot liberté est ignoré, le courrier supprimé…
Une envie de pleurer énorme monte en moi. J’ai peur de ne plus pouvoir retenir mes larmes. Enfin, la main rigide du gendarme me rend mes papiers. Je n’irai pas au bataillon de marche, mais l’émotion a été trop forte. Tout en ramassant mon barda, je sanglote nerveusement sans que je ne puisse rien y faire. À côté, un camarade se fait engueuler à qui mieux mieux.
Ceux qui patientent encore derrière roulent des yeux attérés et me regardent. Comme un clochard misérable, je quitte en courant la rangée de tables et sors par une porte opposée à l’entrée. Je me sens couvert de honte.
Je rejoins les camarades debout dans l’autre partie du camp. Ils ne sont pas couchés sur des lits douillets comme nous le supposions avant d’entrer dans le baraquement. Ils sont debout sous la pluie. Une déception de plus vient ployer davantage leurs épaules.