Les paroles de nos officiers furent bien accueillies, et tout le monde était d’accord pour passer de l’autre côté du fleuve au plus vite. Quelques-uns préconisèrent à nouveau le système que beaucoup d’entre nous avaient songé à employer dès le début. Il consistait à lier avec plusieurs ceinturons des bottes de roseaux et à s’en servir comme flotteurs. Ce procédé avait servi à plusieurs reprises, mais ne permettait pas d’emporter, ou bien faisait perdre en chemin, les choses indispensables à tout soldat qui ne se considère pas comme un déserteur.
L’accueil avait dû être insuffisamment chaleureux de l’autre côté, si bien que les officiers nous interdirent d’employer ce système. Il leur fut toutefois fort difficile d’imposer des ordres à des hommes à la fois paralysés par la peur et prêts à affronter le diable. Beaucoup filèrent, beaucoup coulèrent ou périrent de congestion. Beaucoup peut-être, après avoir frôlé le pire, connurent le conseil de guerre.
Comme je ne savais plus très bien où nous en étions, ce genre de tentative m’indifférait et je mettais toute mon obstination à chercher, parmi les soldats de notre unité encore présents ici, des nouvelles de mes camarades. Peut-être, parmi ces quelque trois mille hommes, Halls ou Lensen patientaient-ils, le cul dans la boue ? Peut-être, au milieu de cette agglomération humaine, l’ancien, étendu sur une brassée de longues tiges trempées, rêvait-il à un bien-être utopique, indifférent à la pluie qui devait ruisseler sur son visage résigné.
Mes recherches demeuraient vaines, mes questions sans réponse. À un certain moment, je crus reconnaître deux visages de notre compagnie dissoute. J’interrogeai les types qui me répondirent évasivement qu’ils ne se rappelaient plus du tout ce qui s’était passé. Ils étaient vraiment abattus et mes questions avaient l’air de les emmerder. Une seule pensée hantait leur cervelle affaiblie : traverser le fleuve.
Un seul type devait en savoir davantage. Herr Kapitän Wesreidau. Mais le respect et la crainte que nous imposaient les officiers m’interdisaient de lui adresser la parole. Certains soldats plus âgés se permettaient cette audace. Mais le gamin que j’étais n’aurait jamais osé. Je dois dire que l’envie de parler au capitaine me démangeait tellement que cela devait se lire sur mon visage. En plus, je rôdais toujours autour de lui ou de son groupe. J’étais assis sur mon balluchon à quelque distance de Wesreidau et de deux ou trois autres officiers parmi lesquels un major, lorsque le hauptmann se dirigea vers moi. Je fixais, ahuri, la silhouette au long manteau de cuir brillant de pluie, prêt à sauter sur mes pieds pour me coller au garde-à-vous. D’un geste de la main, le capitaine m’invita à ne pas bouger et je demeurai l’œil fixé sur la haute stature qui me parut encore plus grande du fait que j’étais assis.
— De quel régiment faites-vous partie, mon petit ? interrogea l’officier.
Je baragouinai le numéro ainsi que la compagnie de fortune dans laquelle j’avais été versé en dernier pour fuir de Konotop en feu. Il me prit pour un Tchèque. Alors je l’éclairai sur mes origines.
— Hum, hum, fit-il seulement. Les compagnies de fortune sont passées en dernier. J’en ai pris plusieurs en charge moi-même.
— Je sais, Herr Hauptmann, fis-je rougissant, je vous ai vu.
Je n’en étais pas encore revenu qu’un capitaine se mette à discuter avec moi.
— Ah ! fit Wesreidau, nous avons donc des souvenirs communs. Des souvenirs difficiles.
—
Il chercha dans un paquet vide une cigarette. Peut-être pour me l’offrir ?
— Demain, nous passerons, petit, et je pense que vous aurez une longue permission.
Le mot permission valsa dans ma tête comme une vapeur de Champagne.
— Une permission ! murmurai-je.
— Je crois, nous ne l’aurons pas volée.