Un horrible désespoir s’était abattu sur nous lorsque les fusées des Russes avaient dressé devant et sur la tranchée des mortiers un mur de feu blanc. La geschnauz avait été démantelée et les servants de l’antichar devaient être refroidis depuis longtemps. Nos armes principales avaient été détruites ; seuls quelques spandaus, soutenus par des armes légères d’infanterie, continuaient à interdire aux meutes hurlantes l’accès du hameau. À tous moments, nous risquions d’être débordés ou encerclés. Sur la gauche l’infanterie livrait un ultime combat en poussant des cris inhumains.
— Il va falloir mourir, disait l’ancien, tant pis pour nous, je ne vois pas d’autre solution.
Devant nous, à travers les éclairs, nous pouvions distinguer de temps à autre l’héroïque nid de mitrailleuses qui persistait à survivre.
Les Russes attaquèrent presque sans relâche et, avec les premières lueurs du jour, des chars firent leur apparition. Leurs projectiles sonnèrent le glas pour tout ce qui demeurait encore debout à un mètre du sol. Un obus fit voler ce qui restait de notre protection et nous envoya rouler pêle-mêle au fond. À nos hurlements de détresse s’ajoutèrent ceux du nid de mitrailleuses devant nous, puis les cris vengeurs des hommes du tank russe qui nivelèrent le trou, mêlant les deux héros à la terre maudite.
Halls resta fasciné un moment devant le spectacle. Il était le seul encore debout à pouvoir voir. Les chenilles dérapèrent longtemps sur le trou, nous dit-il plus tard, et les tankistes russes hurlaient
— Sajer, nous sommes perdus, cria Halls, ils vont nous rattraper.
Je me mis à trembler et à crier, ma tête me faisait un mal inouï. Il y eut une série d’explosions et de fusillades. Nous étions tombés plus que nous n’avions plongé. Puis nous repartîmes comme des fantômes. Cancan venait de crier. Je tournai vers lui mes yeux épuisés et il me sembla rêver. Je continuais à regarder Cancan sans changer d’expression et en poussant difficilement un pied devant l’autre.
— Ne me laisse pas tomber, fit Cancan, avec sa grosse tête implorante.
Ses mains serraient son ventre et maintenaient quelque chose d’immonde, comme on peut voir sur le sol des abattoirs. Un instant je sortis de ma torpeur et fixait Oldner.
— Comment peux-tu encore tenir debout avec cela ? fis-je dans une demi-inconscience.
Soudain Cancan poussa un long cri et se replia sur lui-même.
— Viens, dit le Sudète comme un homme ivre, on ne peut plus rien pour lui.
Nous poursuivîmes notre marche comme des somnambules. Un bruit de moteur se fit entendre derrière nous et nous cherchâmes à voir quel péril pouvait encore bien surgir. Une masse sombre, tous feux éteints, avançait rapidement en cahotant.
Avec ce qui nous restait de volonté nous essayâmes de nous éparpiller. Les explosions alentour jetèrent des reflets sur le camion qui était déjà sur nous.
— Grimpez, camarades, cria une bonne âme.
Nous nous approchâmes en titubant. Trois gars du hameau avaient réussi à remettre en marche le tout terrain de la geschnauz, ils fuyaient avec. Nous réussîmes à nous hisser sur l’étroit plateau encombré de la mitrailleuse lourde démantelée. L’engin se remit en route et transporta sa charge hébétée de fatigue à travers mille ornières. Nous venions sans doute d’arriver sur l’emplacement de l’artillerie. Des soldats, hagards aux côtés de leurs pièces sans munitions, nous firent signe.
— En arrière ! criait le chauffeur de notre véhicule, Ivan arrive.
Un tracteur d’artillerie finissait de se consumer. Est-ce sa lueur qui aveugla notre chauffeur ? Toujours est-il que le tout terrain plongea le nez en avant dans un profond entonnoir. Tout le monde fut projeté à l’extérieur et je crus traverser le pare-brise. Une violente douleur saisit mon épaule déjà mal en point, tandis que je me retrouvais replié sur moi-même contre une roue avant du véhicule.
— Merde de merde, grogna quelqu’un, où nous as-tu fourrés ?
— Ta gueule ! se rebiffa notre chauffeur. J’ai certainement le genou cassé.
Je me relevai en tenant mon épaule, mon bras gauche semblait paralysé.
— Tu as du sang plein la gueule, fit le Sudète en me regardant.
— Je n’ai mal qu’à l’épaule.