Qu’était-il advenu du beau jeune homme au visage de madone, de son ami aux yeux clairs et loyaux, de l’étudiant qui parlait si bien ? Ils gisaient probablement sur la terre mutilée de Russie, tout comme le mélancolique joueur d’harmonica qui disait dans sa chanson qu’il voudrait revoir sa vallée verte et paisible même pour y mourir.
Il n’y a pas de sépulture pour le feldgrau tombé en Russie, disait l’ancien. Un moujik, un jour, retournera nos restes et les enfouira, avec son fumier, dans son sillon, puis il sèmera des graines de tournesol.
TROISIÈME PARTIE
LA RETRAITE
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Chapitre VII
Le nouveau front
Au mois de septembre, Kharkov retomba définitivement aux mains des Soviets. Tout le front sud et centre fut sérieusement ébranlé et des brèches importantes y furent faites. Par ces brèches déferlèrent les chars ennemis qui démantelèrent tout le système de défense. Le grand repli général commença, et les rouges encerclèrent bien souvent des divisions entières. Notre unité fut, à cet effet, employée à intercepter les pénétrations intérieures et fut équipée de matériel nouveau et rapide. La division Gross Deutschland fit souvent des prodiges qui furent cités à l’ordre officiel. Là où elle apparaissait, les combattants des tranchées reprenaient espoir et, avec notre aide, mettaient l’ennemi en fuite. Ce fut ainsi généralement que les choses se passèrent, mais évidemment on ne parla jamais de nos difficultés, de notre encerclement, du désespoir des soldats qui abandonnèrent leur matériel dans l’océan de boue. On ne parla pas non plus des successives reformations de cette unité pour remplacer les régiments anéantis. On ne parla pas du steiner ni du capitaine Wesreidau volatilisé, de l’adjudant et de sa section faite prisonnière et libérée trop tard par notre Kommando, du désespoir profond qui s’abattit sur les grands enfants que nous étions et qui durent réenvisager un deuxième hiver de guerre, du pont humain sur le Dniepr, de l’abandon des régiments de gelés, de la terre brûlée, de la semaine d’épouvante à Tchernigov, de nos mains crevées d’engelures et de notre funeste résignation devant l’idée de la mort. Les généraux ont écrit, depuis, des récits sur l’ensemble de ces événements. Ils ont situé les catastrophes, écrit une phrase ou dix lignes sur les pertes subies par suite de maladie ou de gelure. Jamais, à ma connaissance, ils n’ont suffisamment exprimé la détresse du soldat souvent abandonné à un sort qu’on cherche à éviter même à un chien galeux. Jamais ils n’ont évoqué les heures de détresse ajoutées aux milliers d’heures de détresse, le ressentiment évident de l’individu perdu dans un grand troupeau où chaque homme, submergé par ses propres tourments, ne peut tenir compte de la désolation de l’autre. Jamais on n’a parlé de ces troupeaux tantôt glorieux, tantôt vaincus et défaits, chargés des remontrances des chefs de l’ordre, harcelés par la hargne d’un autre troupeau d’ennemis à qui on a permis de déverser sa haine « justifiée » et qui se confond dans le meurtre et l’abjection, et la désillusion plus tard, lorsqu’il apprend que la récolte de la victoire ne lui a pas rendu pour autant sa liberté. Car il n’y a pas de liberté. Il n’y a dans le fond que le crime physique de la guerre, le crime intellectuel et hypocrite de la paix. On n’aime pas son voisin par un simple élan du cœur, on l’aime bien souvent pour avoir une excuse plus tard lorsque fatalement on devra le détester.
« Et moi qui le prenais pour un brave garçon », dira-t-on. Il n’y a plus de liberté dans une société où l’on commence à sceller des bornes. Il n’y a qu’une loi précaire qui prévient aimablement que la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Mis en garde par cette sommaire prophétie, le petit bourgeois, avec un sourire bon enfant, guette de ses yeux inquiets le voisin qui risque de tomber de l’arbre presque mitoyen, sur la haie de fusain bien taillée qui cloisonne l’opulente liberté. Les hommes de la préhistoire le comprenaient sans le savoir, et la liberté n’existait pour eux que dans le rayon d’action de leur massue. Au-delà, c’est toujours la guerre possible, le traquenard, la vilenie.
— C’est pour cela que vous vous battez, nous dit un jour Herr Hauptmann Wesreidau. Vous n’êtes rien d’autre que des animaux sur la défensive, même si vous êtes contraints à l’offensive. Allez, du courage, la vie c’est la guerre, et la guerre c’est la vie. La liberté ne peut exister.