Nous comprîmes que nous allions être à nouveau sur le front de combat. La bataille, avec ses explosions, ses crépitements, ses rumeurs, se rapprochait encore de quart d’heure en quart d’heure. Avec elle aussi, une angoisse qu’il nous fallait sans arrêt surmonter nous étreignait. Les contre-attaques des régiments que nous avions croisés ainsi que celles des chars s’étaient vues englouties dans le flot irrésistible de la marée russe pour qui les pertes les plus incalculables ne semblaient pas compter.
Le hameau était maintenant un vrai point stratégique. Il était truffé de nids de mitrailleuses, de mortiers et même d’une pièce antichar. Ce qui expliqua sans doute l’enfer que nous eûmes encore à supporter pendant les trente-six heures qui suivirent.
Devant nous, à une soixantaine de mètres, deux trous aménagés dissimulaient deux spandaus qui précédaient en quelque sorte ceux de l’ancien et de Halls que nous avions réinstallés dans nos positions de l’avant-veille. À notre droite, protégée par des ruines, une grosse geschnauz était en batterie sur un court véhicule tout terrain. Autour d’elle, une cinquantaine de fusils, mitraillettes, lance-grenades et autres armes d’infanterie étaient disséminés parmi les restes de quatre ou cinq hangars ainsi qu’à l’abri derrière des tas de bois et des clôtures. Plus loin encore, derrière une succession de murets, les fantassins en fuite venaient d’être regroupés et préparaient à la hâte de nouveaux retranchements. À notre gauche, dans une tranchée juste en bordure de la seule construction encore à peu près intacte, une section de mortier avait pris position.
La section s’était d’ailleurs vue grossie de l’infanterie en déroute qui s’installait un peu partout aux alentours. Derrière nous, sur la gauche, en haut du chemin qui traversait le hameau, un antichar de 50, protégé par une véritable casemate de terre, braquait son tube menaçant vers les vergers. Derrière, en contrebas, une camionnette radio stationnait près du tracteur de la pièce. Nous l’avions vue en arrivant lorsqu’on nous avait autorisés à nous reposer un peu.
Les ordres nous parvenaient sans cesse depuis notre cave-abri. Des officiers regroupaient tous les fuyards, réorganisaient des groupes d’urgence, allongeaient la défense au-delà du hameau où devait se tenir sans nul doute un poste de commandement sous l’autorité d’un officier supérieur.
De temps à autre, un pruneau, que les Russes tiraient vraiment au hasard, obligeait un groupe à plonger à terre. En fait, rien d’alarmant après ce que nous avions subi la veille. Seul au loin, à l’extrémité des vergers, c’est-à-dire à peu près à un kilomètre, un contact ardent persistait entre nos dernières lignes en retraite et des groupes russes avancés.
L’ancien acquiesçait en écoutant la précipitation là-haut à l’extérieur.
— Ben alors, ne cessait-il de dire, ils reconstruisent la ligne Siegfried là-haut. C’est donc là qu’on va arrêter le Ruski ! Eh toi, le prêcheur, continua-t-il en s’adressant à un Katolischerfeldprediger, demande un peu à ton bon Dieu qu’il envoie la foudre céleste pour remplacer notre artillerie manquante.
Tout le monde de rire, même le curé qui était moins sûr de ses arguments depuis qu’il avait vu, lui aussi, les créatures du bon Dieu s’entredéchirer avec frénésie et sans le moindre remords. Un feld rappliqua dans notre refuge.
— Qu’est-ce que vous foutez là-dedans, à vingt-cinq ?
— Groupe d’interception 8, 5e compagnie, feldwebel, lança l’ancien en nous désignant tous les six. Les autres sont des invités pour la partie de campagne de tout à l’heure.
— Ça va, fit le feld. Que tous les autres sortent de là-dedans, il y a des trous à boucher ailleurs.
Les hommes se levèrent en maugréant.
— Feldwebel, s’il vous plaît, laissez-nous au moins deux ou trois types pour remplacer nos gars lorsque Ivan nous aura envoyé du cuivre entre les deux yeux. Il faut que le fortin tienne !
— Juste, fit le feld.
Il n’eut pas le temps de désigner quelqu’un que déjà la grosse barrique de tout à l’heure se proposait.
— J’ai été mitrailleur devant Moscou, Herr Feldwebel, on n'a pas eu à se plaindre de mes services.
— C’est bon, restez ici, ainsi que celui-là. Les autres avec moi !
La barrique, que nous avions baptisée « French-cancan », resta auprès de nous ainsi qu’un type maigre et sombre.
— Je m’excuse, fit French-cancan, en s’adressant à nous, je m’excuse d’encombrer votre garni avec mon volumineux personnage. Avouez qu’il m’aurait fallu remuer trop de terre pour me faire un trou d’homme.
Et il enchaîna sur mille autres choses. De temps à autre une explosion l’obligeait à plisser ses petits yeux porcins mais, le danger écarté, il reprenait de plus belle.
— Ne t’inquiète pas pour le trou que je ferai pour t’enterrer, lança l’ancien sans rire. Quelques gravats sur ton gros sac à bière, rien de plus.
— Je ne bois que rarement de la bière, continua French-cancan, mais Halls l’interrompit :
— Ça barde là-bas, regardez, j’aperçois deux de nos chars qui reviennent.