— Bon Dieu, s’exclamèrent Halls et l’ancien, nous n’y comptions plus. Courage, les gars, ils ne passeront pas !
Effectivement l’artillerie de la Wehrmacht s’était enfin regroupée et faisait pleuvoir sur l’assaillant un déluge de fer. Dans notre gourbi noir et envahi de fumée, les gueules s’illuminaient.
— Ah ! ça, c’est bien ! riait le gros Cancan et regardez-moi ça, ça pète là où il faut. Bravo !
Il cita le nom d’un de ses copains artilleur. Devant nous, la tempête mugissait et soulevait le sol.
De toute évidence, les Russes ne pouvaient tenir le coup sous cette avalanche, pas plus que la veille nos troupes n’avaient résisté à l’ouragan qu’ils avaient fait pleuvoir sur nos vagues d’assaut.
L’artillerie allemande allongea son tir et poursuivit les Russes affolés dans la région boisée. Les « hourré pobiéda » des bolcheviks s’étaient tus, mais les râles de leurs milliers de mourants emplissaient l’atmosphère d’une complainte épouvantable.
Et les défenseurs du hameau se crurent sauvés.
— À boire, braillait l’ancien, il faut fêter ça. De toute la campagne, je n’avais pas vu une telle hécatombe. Nous allons être tranquilles un moment, les gars, c’est moi qui vous le dis. Va chercher à boire, toi, au lieu de chialer, continua-t-il en arrachant Lindberg à son recoin.
Lindberg était devenu fou. C’était visible, tantôt il riait, tantôt il pleurait.
— Allez, dehors, fit Halls qui lui en voulait, cours chercher à boire, et il lui allongea un coup de pied au cul.
Le môme partit en se cachant la tête entre ses mains.
— Où voulez-vous que je trouve à boire ? fit-il apeuré.
— On s’en fout ! va voir chez les radios, ces gars-là cachent toujours des bouteilles. Démerde-toi, mais ne reviens pas les mains vides.
Dehors, d’autres landser clamaient leur satisfaction d’avoir étalé tant de popovs. Dans notre cave, la gaieté montait, Cancan se remit à danser et nous l’imitâmes.
— J’ai bien cru que nous ne les arrêterions pas. Heureusement, l’arrière et ses artilleurs ne nous ont pas abandonnés.
— Ah oui alors ! riait le grenadier qui était avec nous depuis trois jours.
Sur nos gueules noires de crasse des larmes de joie sortaient de nos yeux rouges et douloureux. L’ancien chantait et réclamait toujours à boire. Nous avions confiance en l’ancien, il nous avait sauvés le matin même. Si l’ancien se réjouissait, nous pouvions le faire. Il connaissait les manies des Russes. Il avait déjà beaucoup combattu. Nous en avions pour un bon bout de temps à être tranquilles, annonçait-il. Mais l’ancien se trompait. Les temps avaient changé. Les unités russes s’étaient démesurément enflées. Ce n’étaient plus ces divisions désemparées que la Wehrmacht avait bousculées depuis la Pologne sur des centaines de kilomètres. Les temps avaient changé et l’ancien se trompait. Au-delà de la cave, au-delà du hameau et des tranchées allemandes en liesse, au-delà des milliers de cadavres moujiks, au-delà du bois en feu, la masse soviétique s’élançait à nouveau, piétinant ses propres morts et les nôtres, plus puissante que jamais avec des centaines et des centaines de canons roues contre roues. Et les « hourré pobiéda » couvrirent nos rires.
Maintenant il n’y avait plus dans la cave à demi éboulée que cinq paires d’yeux épouvantés qui fixaient le clair obscur du verger où flambaient mille et une lueurs brèves. Pour la troisième fois, les fantassins soviétiques s’étaient rués à l’assaut des lignes allemandes et trois fois de suite les landser les avaient stoppés au prix d’efforts inouïs. Entre chaque assaut, les canons russes avaient labouré nos positions et celles de notre artillerie qui continuait vaillamment et, dans la mesure du possible, à tirer ses derniers obus sur l’assaillant. Depuis quatre ou cinq heures déjà, nos rires s’étaient tus et les orgues de Staline étaient venues s’abattre sur nos positions, ravageant une bonne partie des défenseurs. L’artillerie et les lance-bombes avaient tué ou rendu fou le reste, et ceux qui, comme nous, avaient la chance d’avoir un bon retranchement continuaient à déverser ce qui restait d’approvisionnement. Notre plafond avait évidemment cédé et une grande ouverture à travers les déblais nous faisait comme une cheminée d’aération qui permettait à la fumée dense de s’évacuer. Le grand gars maigre qui avait la dysenterie avait remplacé Halls quelques instants au spandau. Une balle ou un éclat l’avait juste atteint sous la visière de son casque et il reposait maintenant, tranquille, aux côtés de trois autres fantassins mourants qu’on avait descendus dans notre abri pour protéger leurs derniers moments. La mitrailleuse de Halls s’était enrayée par la suite, et seul l’ancien, raidi dans sa fatigue, continuait, soutenu par Cancan, moi et le Sudète, à décharger son arme sur tout ce qui semblait bouger devant lui.