— Non, j’ai simplement envie de dégueuler, la fatigue ! et ce ne sont pas ces cons-là qui vont me remettre d’aplomb, fit-il en indiquant le jardinet où étaient étendus les trente popovs en marche pour la décomposition.
— C’est toujours autant qui ne nous emmerdera plus, répondis-je sur un ton qui me surprend encore.
Les nôtres ont été ramassés avant que nous n’arrivions, continua Halls. Il y a de la terre fraîchement retournée à l’entrée du bled. Je ne sais pas combien ils ont pu en foutre là-dedans. Tu te rends compte : combien y a-t-il eu déjà de tués parmi nous ?
Il y eut un silence.
— Nous serons sans doute relevés dans peu de temps, Halls.
— Oui, fit-il, j’espère. On est quand même de beaux salauds d’avoir bousillé les popovs dans la baraque à pain.
Halls était de toute évidence tenaillé par les mêmes angoisses que moi.
— Il n’y a pas que la baraque à pain, répondis-je.
Je sentais encore les cartouches défiler dans mes mains. Je revoyais leur entrée dans le spandau, le métal bleui et fumant de la culasse et les petites parcelles brûlantes qui s’échappent à chaque enclenchement et qui vous picotent douloureusement les mains et le visage, et les hurlements mêlés au vacarme, les cris : « Pitié !
Il faisait toujours jour, mais nous n’avions aucune idée de l’heure. Étions-nous avant midi ? après midi ? Peu importait, chacun bouffait comme il pouvait, dormait quand il pouvait, commençait à essayer de réfléchir quand il pouvait ôter son casque. Le casque empêche de réfléchir, c’est bizarre…
Donc il faisait encore grand jour lorsqu’un tir de barrage ennemi ravagea les vergers et les troupes de progression qui faisaient la pose pas très loin devant nous. Nous avions redégringolé dans notre cave-abri et nous fixions avec anxiété le plafond qui s’effritait plus ou moins suivant la proximité des explosions.
— Il faudra étayer tout ça, remarqua l’ancien, si un pruneau nous descend dessus, tout nous tombe sur la gueule à coup sûr.
Le bombardement dura au moins deux heures. Quelques obus soviétiques tombèrent tout près mais, en fait, c’était les vagues d’assaut avancées qu’ils visaient. Les canons de la Wehrmacht répondirent et, pendant deux heures, le ciel appartint à l’artillerie. Les projectiles des hautsbitz passaient dans un grand bruit sonore au-dessus de notre ruine et contribuaient autant à faire dégringoler notre plafond que les coups des popovs qui pétaient parfois à trente mètres de nos meurtrières.
Pendant tout le temps que dura le bombardement, nous connûmes une tension extrême et éreintante. Certains faisaient des déductions que la minute qui suivait contredisait. L’ancien fumait nerveusement en nous priant sans arrêt de fermer nos gueules. Kraus, dans un angle, marmonnait tout seul, peut-être priait-il.
Dans la soirée nous eûmes la visite d’une unité de contre-attaque. À cette occasion, on installa parmi les ruines une pièce antichar. Un colonel visita notre gourbi et tâta les pièces de bois que nous avions ajoutées depuis, pour prévenir un affaissement du toit.
— Bonne organisation, constata-t-il.
Il fit le tour de notre petit groupe qui se tenait au garde-à-vous et offrit à chacun une cigarette. Puis il repartit plus en avant avec son unité, une unité de la Gross Deutschland.
La nuit arriva. Parmi les silhouettes fracassées de ce qui restait des arbres du verger, l’horizon nous apparaissait rougeoyant du feu des explosions. La bataille n’avait pas cessé et l’extrême tension qu’elle nous imposait était insupportable. À tour de rôle, nous dûmes prendre une garde serrée à l’extérieur et personne ne put dormir tranquillement. Bien avant l’aurore, on nous rassembla, et nous dûmes abandonner notre trou si bien organisé pour avancer en territoire soviétique. La progression continuait.
Nous découvrîmes en avançant une affreuse hécatombe de « Hitlerjugend » que le bombardement d’hier avait mêlés à la terre. À chaque pas, nous découvrions avec horreur ce qu’il pouvait advenir de notre misérable peau.
— Il n’y a donc personne pour enterrer toute cette barbaque, s’insurgeait Halls. Ce n’est pas un spectacle pour ceux qui sont encore vivants.
Des rires bizarres montèrent du groupe, comme s’il avait été question d’une bonne plaisanterie.