— Viens donc voir celui-ci, rigola un autre gars, qui, avec l’aide d’un camarade, vidait une bâtisse sans doute éventrée par un projectile de mortier lourd.
Il tirait par les pieds un soldat communiste qui n’avait presque plus de tête.
— Tu ferais mieux de te raser tout de suite si tu veux qu’on te reconnaisse demain quand tu seras crevé. Vous m’emmerdez avec vos constatations stupides, on dirait que c’est le premier macchabée que vous voyez.
Et l’ancien se laissa choir sur un tas de gravats, puis ouvrit sa gamelle.
Une cave faisait un parfait poste de défense. Nous l’occupâmes avec nos deux mitrailleurs. Nous dégageâmes le soupirail que l’éboulement de la maison avait obstrué et agrandîmes même l’ouverture. Un vol de stukas nous fit arrêter un instant nos travaux d’architecte. Pas très loin devant, ils firent pleuvoir sur Ivan une grêle de bombes.
Halls s’était fait un trou dans la maçonnerie et estimait les possibilités de son tir, Lindberg jubilait presque de cette précaire protection. Tout ce qui semblait tourner à notre avantage excitait le pourvoyeur de Halls d’une joie étrange. Par contre, dans les ruelles de la banlieue nord, il avait chialé, pissé et chié dans son froc sous les insoutenables déflagrations de l’artillerie rouge. À trois mètres, l’ancien et moi installions tranquillement les étais indispensables au soupirail qui ne semblait pas très décidé à tenir le coup. Nos casques raclaient sans arrêt le plafond trop bas de notre retranchement. Derrière nous, Kraus et deux autres grenadiers de fortune déblayaient les pierres et les saloperies qui jonchaient le sol de la cave. Ils trouvèrent une bouteille. Elle était vide. L’un d’eux la mit de côté le long du mur avec un geste de civil qui prévoit les vendanges.
Nous avions perdu, comme je l’ai dit, notre sous-off et l’ancien, qui possédait tout de même le titre d’obergefreiter, commandait le groupe. Néanmoins, nous restions sous les ordres d’un gros con de Stabsfeldwebel qui dirigeait l’ensemble des trois groupes et qui fut d’ailleurs tué le surlendemain. Ce con-là inspectait nos positions avec un air d’officier supérieur, nous obligeant à améliorer ceci ou à défaire cela, ignorant qu’il n’en avait plus que pour quarante-huit heures à faire le mariole. Et la journée se passa à attendre et à voir défiler des compagnies de fantassins en sueur. L’air retentissait toujours de coups sourds, de crépitements et de bruits de toutes sortes.
C’est justement dans ces moments que tout devient encore plus pénible. Peu à peu, nous reprenions nos esprits et nous commencions à nous rendre compte avec anxiété de tout ce qui s’était déroulé. Soudain, nous découvrions avec intérêt l’absence du sous-off, de Grumpers, du Tchèque, du gamin blessé abandonné à la Providence. Nous essayions de ne plus voir la tranchée russe que nous avions mitraillée, les chars s’enfonçant lourdement dans la masse de chair humaine encore frémissante, Deptroia, les bolcheviks abattus les uns sur les autres, le pilonnage de l’artillerie ennemie sur les ruelles bondées de « Hitlerjugend »… Trop de détails affreux, inexplicables. Brusquement quelque chose d’effarant voltigeait dans nos pensées et faisait frémir le dernier de nos cheveux. À ces évocations, tout mon corps se faisait insensible et j’étais tenté d’admettre un dédoublement de mon personnage. Je ne pouvais pas y croire, je savais que j’en étais incapable, non pas parce que je me prends pour meilleur qu’un autre mais parce que je savais qu’on ne peut pas faire tout cela lorsqu’on est un jeune homme qui a connu une vie normale comme n’importe lequel d’entre nous. Non, je ne pouvais y croire, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! mais demain il faudra recommencer.
Près de l’escalier, les trois grenadiers discutaient. L’ancien, tout seul près du soupirail par où entrait à flots la lumière céleste, faisait l’inventaire de ses poches en étalant sur une pierre plate de misérables bricoles. Halls était silencieux et avait replié son grand corps sur une espèce de banquette. Lindberg et le Sudète regardaient par les ouvertures, mais leur attention semblait être ailleurs que sur le verger qu’ils fixaient.
Je m’approchai de Halls et me laissai tomber à son côté. Nous nous regardâmes un instant sans pouvoir échanger le moindre mot.
— Qu’est-ce que nous foutons là ! finit par dire mon géant de copain dont la gueule s’était singulièrement durcie depuis Hialystok.
Je me contentai de faire un geste d’ignorance.
— J’essaie de ronfler, mais pas moyen, continua-t-il.
— Oui, il fait aussi chaud dans cette cave que dehors.
— Sortons quand même.
Nous fîmes quelques pas à l’extérieur ; la lumière était aveuglante.
— Il y a peut-être de l’eau fraîche par là, fis-je remarquer à mon camarade, en désignant le verger où coulait une mince rivière.
— Bah, je n’ai ni soif ni faim, répondit-il à ma grande surprise.
Je connaissais l’appétit gigantesque de mon ami.
— Tu es malade ?