Que se passa-t-il ensuite ? Je n’ai plus, de ces moments terribles, que des souvenirs indistincts qui apparaissent brusquement et d’une façon indéfinie à mon esprit, comme apparaissaient parmi les éclatements les scènes, les visions à peine imaginables. Il est difficile d’essayer de se souvenir de moments où, précisément, rien n’est réfléchi, rien n’est prévu ni compris. Dans ces moments où il n’y a plus sous l’acier du casque qu’une tête incroyablement vide avec simplement des yeux qui ne traduisent rien de plus que ceux d’un animal aux prises avec un danger qui met sa vie en péril. Il n’y a plus que le rythme des explosions plus ou moins proches, plus ou moins violentes, les cris des enragés que l’on qualifiera par la suite et selon l’issue du combat, de héros ou d’assassins. Les cris des blessés aussi, des agonisants, des mourants qui hurlent encore en fixant de leurs yeux égarés une partie de leur corps en bouillie, les cris de ceux que le choc de la bataille touche avant tout le monde et qui fuient dans n’importe quel sens en criant comme des sirènes. Il y a les visions tragiques, incroyables, qui vous font passer d’un haut le cœur à l’autre. Des tripes accrochées à la pierraille, éclaboussées d’un moribond sur l’autre. Des véhicules pleins de rivets, entrouverts comme la panse d’une vache que l’on vient d’ouvrir et qui flambent en grondant. Des arbres tronçonnés, des fenêtres béantes d’où s’échappent des tourbillons de poussière, qui dispersent dans l’oubli ce qui fut la richesse d’un foyer…
Et puis, il y eut les cris des officiers et des sous-officiers tentant à travers le séisme de regrouper leurs sections, leurs compagnies. C’est ainsi que, nous entendant appeler, nous pûmes prendre part à la progression et atteindre les faubourgs nord de Bielgorod en suivant les nuages de poussière soulevés par nos chars. Tout fut dépassé, tout fut de nouveau allemand ou mort. Devant les Panzers et les Panzer-grenadiers, une marée de soldats rouges se replia une fois de plus sur leurs étendues sans fin.
Il y eut une myriade de prisonniers. Les pro-allemands qui déposèrent immédiatement dans les mains des combattants indifférents les preuves écrites de ceux que nous devions fusiller. Il y eut le parc de véhicules russes dans lequel se dissimulèrent deux ou trois mille soldats ennemis qui décidèrent de nous ralentir. Il y eut le spandau de l’ancien et moi qui continuais à faire monter les cartouches. Celui de Halls. Ceux du groupe dix, décimé et reformé qui tirèrent en riant pour venger leurs camarades. Une pluie d’obus de Pak sur le parc, les hurlements des Soviets qui n’osaient plus ni bouger, ni se rendre, ni attaquer, puis l’incendie ravagea l’ensemble et nous obligea à nous éloigner tant la chaleur était intolérable.
Vers midi, les Soviets commencèrent à réagir et firent pleuvoir sur les vagues montantes des Jungen Löwen une pluie dévastatrice. Mais rien momentanément n’arrêtait les jeunes lions, et Bielgorod calciné tomba le deuxième soir entre les mains des survivants.
Nous, la tête en folie, nous continuions, sans avoir pratiquement pris de repos, à élargir latéralement le coin qu’avaient enfoncé les troupes allemandes dans la masse du front central soviétique : cent cinquante mille hommes, selon nos services prétendus de renseignement. En fait, c’est quatre ou cinq cent mille Ruskis que bousculèrent les soixante mille feldgrauen engagés.
Au soir du troisième jour, alors qu’à travers le fracas, nous n’étions parvenus qu’à prendre, de-ci de-là, quelques demi-heures de sommeil, nous connûmes la rage des forcenés. Le Tchèque et le sergent manquaient dans notre groupe, et tandis qu'ils gisaient blessés ou morts dans les ruines, deux grenadiers dispersés s’étaient joints à nous. Notre groupe, d’ailleurs, en formait trois. Le 11 où Olensheim survivait toujours et le 17 qui nous avait rejoint. Un lieutenant menait l’ensemble. Nous eûmes pour mission de réduire les nids de résistance qui s’étaient vus dépassés mais qui continuaient, bien malgré eux, à se défendre (n’ayant probablement plus de commandement) à travers les cendres d’une banlieue du nom de Deptréoka, je crois. Peu importe : des ruines qui se consument n’ont plus besoin de nom.