Sur l’étendue déserte où nous avancions, à demi dressés, nos gueules souillées de poussière, de crasse et de sueur cherchaient plutôt un coin pour dormir au milieu de ce paysage d’apocalypse. Derrière nous, les échos de la bataille de progression nous parvenaient sans cesse et compressaient sans arrêt nos poitrines affaiblies. Personne ne parlait. Seul un
Et puis, il y eut la maison du pain, baptisée ainsi parce que nous y recueillîmes après le massacre quelques pauvres galettes sans sel que nous dévorâmes, désireux de profiter au maximum de ce que la guerre nous obligeait à faire.
Nous étions fous, harcelés, fatigués, anéantis physiquement, et seuls nos nerfs tendus à l’extrême nous permettaient de faire face aux alertes successives. Nous ne pouvions faire de prisonniers qu’à notre retour. Nous savions aussi que les Russes n’en faisaient pas. Nous avions sommeil et nous savions que nous ne pourrions pas dormir tant qu’un bolchevik serait en vie dans les parages. C’était eux ou nous. Et c’est ainsi que mon camarade Halls, moi-même et l’ancien, nous balançâmes des grenades, par les fenêtres de la maison du pain, sur des Russes qui avaient essayé de brandir un drapeau blanc.
Lorsqu’au bout de notre progression, nous nous retrouvâmes écroulés au fond d’une fondrière, nos regards ahuris et pitoyables se croisèrent longtemps avant que l’un d’entre nous ne puisse émettre un son.
Nos uniformes étaient défaits, troués, couverts d’une poussière qui les confondait avec le sol, une odeur de brûlé flottait dans l’air qui continuait à gronder. Quatre des nôtres étaient encore tombés et nous traînions cinq ou six éclopés dont Olensheim. Dans la gigantesque cuvette produite par une explosion, une vingtaine de soldats anéantis essayaient de regrouper leurs pensées, mais leur regard hébété continuait à errer sur la terre brûlée et leurs têtes restaient vidées de tout sentiment.
Les communiqués annoncèrent à grands sons de trompe que l’offensive sur Bielgorod avait été couronnée de succès et marquait la reprise de notre progression vers l’est.
Le troisième ou le quatrième soir, nous avions, sans le savoir, dépassé Bielgorod. Les vagues d’assaut reprenaient leur souffle, et d’interminables rangées de fantassins dormaient sur la vaste prairie défoncée. De bonne heure, nous fûmes placés à bord d’un véhicule pour être conduits à une position clef. Je ne saurais dire pourquoi ce hameau démantelé présentait un intérêt stratégique, mais je crus comprendre que c’était de cet endroit, parmi tant d’autres, que devait repartir l’offensive. Des lignes de défense ou des tremplins d’assaut s’étalaient un peu partout à travers les vergers qui s’étendaient au loin sur une terre relativement plate. Je dis des vergers parce que les arbres courts ressemblaient aux pommiers ventrus que l’on peut voir en Normandie. Des rangées de saules jalonnaient également de petites rivières ou peut-être des canaux d’irrigation. La région n’était pas sauvage et évoquait des coins de France que je connais bien.
Nous prîmes place parmi des pauvres maisons presque détruites qui formaient le hameau et commençâmes à aménager nos positions. Nous dûmes sortir de la pierraille une trentaine de cadavres bolcheviks qui avaient répandu leur sang un peu partout sur le sol de leur patrie, et les jeter, pêle-mêle, dans un jardinet qui avait sans doute été cultivé jadis. Il faisait lourd. Un soleil orageux projetait des ombres nettes et éclairait d’une lumière crue nos visages creusés, nous obligeant à cligner des yeux. La même lumière inondait les gueules des crevés russes dont les yeux fixes restaient démesurément ouverts. C’en était dégueulasse.
— C’est marrant, constatait paisiblement le Sudète, c’est marrant comme la barbe pousse vite quand on est crevé. Regardez, continuait-il en retournant un corps dont la vareuse était percée de sept ou huit impacts bruns, celui-ci s’était probablement rase hier avant de se faire descendre, eh bien, regardez, il a une barbe de huit jours.