Les « ME‑110 » repiquèrent à l’ouest et l’artillerie russe réentama le second acte. Elle pilonnait surtout les Panzers qui refluaient en désordre. La moitié au moins avait d’ailleurs été écrasée.
Les fantassins qui nous avaient plongé dessus m’avaient à moitié cassé le bras gauche et si, sur le coup, je n’avais presque rien senti, une douleur violente me tenaillait à présent.
Je sentais cette douleur un peu comme une présence supplémentaire, mais trop occupé par ailleurs je n’y prêtais guère d’attention. Le bombardement continuait au nord, continuait au sud, passait à nouveau sur nous, prodiguant sans cesse son calvaire d’effroi et de détresse. Notre groupe hébété respirait péniblement comme un malade sans force et sans souffle qui se relève d’une longue maladie. Nous n’avions rien à dire. Rien qui puisse exprimer les heures que nous venions de vivre. Rien qui puisse être raconté avec l’intensité qu’il faudrait. De tout ceci, ne subsiste en général chez ceux qui l’ont vécu qu’un déséquilibre incontrôlable. Une sordide angoisse qui franchit le cap des années sans s’émousser, même si, comme moi, l’on essaie de l’écrire, sans d’ailleurs pouvoir trouver exactement les mots qu’il faudrait dire. Je sais maintenant que cette angoisse ne s’échappera pas à travers ces lignes par lesquelles j’avais tant espéré me délivrer. Je me rends compte, hélas ! que cette angoisse me poursuivra jusqu’au bord de ma tombe et je demande au Ciel qu’il me pardonne de n’avoir songé qu’à écrire en égoïste au lieu de contribuer à l’œuvre collective. D’ailleurs, je m’égare en parlant du Ciel, peu importe son jugement depuis qu’il a assisté avec indifférence à l’abattage de ses créatures, qui, semble-t-il, n’avaient été mises au monde que pour cela. Je reste indifférent à mon tour à toute manifestation spirituelle. Que le Dieu en question rougisse de honte d’avoir toléré de telles choses et si sa vanité de Tout-Puissant lui permet un aussi sordide spectacle, reclouons-le sur la croix et brûlons-le, pour qu’il ne ressuscite pas.
Abandonnés de Dieu, en qui pourtant beaucoup d’entre nous croyaient, nous demeurions prostrés dans notre demi-tombe, l’esprit égaré. Seul, de temps à autre, l’un de nous braquait son regard fiévreux par-dessus le parapet et scrutait la plaine poussiéreuse à l’est, d’où pouvait surgir la mort. Il n’y avait plus dans ce trou à l’est de Bielgorod que des êtres éperdus qui avaient oublié que les hommes sont faits pour autre chose, qu’il existe une notion du temps, de l’espoir, et des sentiments autres que l’angoisse. Que l’amitié peut n’être pas qu’éphémère, que l’amour peut parfois exister, et que la terre peut être fertile et ne pas servir uniquement à recouvrir les morts des champs de bataille.
Il n’y avait plus dans ce trou que des fous qui agissaient sans pouvoir réfléchir ni espérer. Les membres engourdis par les heures que nous avions passées recroquevillés poussaient le camarade mort ou vivant qui occupait trop de place. Le stabsfeldwebel nous répétait mécaniquement de nous tenir à nos positions, mais chaque fois une série d’explosions nous expédiaient au fond du terrier.
La nuit nous surprit sans que nous ayons réalisé l’écoulement des heures. Avec elle, l’épouvante se réinstalla. Lindberg, dans un état nerveux alarmant, tomba dans un long évanouissement qui lui permit d’ignorer l’enfer pendant un moment. Il en fut de même pour le Sudète qui, lui, se mit à trembler comme un possédé et à vomir pendant un temps interminable. La folie entrait dans notre groupe et gagnait rapidement du terrain. Je vis, dans un demi-délire, un géant, qui s’était appelé Halls à une autre époque, bondir à sa mitrailleuse et tirer comme un forcené vers le ciel d’où continuaient à se déverser le feu et le fer.