À peine avions-nous terminé de mettre correctement en batterie nos deux spandaus que le bruit des blindés quittant le sous-bois nous fit frémir. En ce bel après-midi les chars allemands quittaient une fois de plus les ombrages et fonçaient vers l’est. Derrière eux, des régiments entiers, pliés en deux, nous dépassèrent et s’éloignèrent dans un mur de poussière qui couvrit la vue. Cinq ou six minutes plus tard, se déchaîna un bombardement d’artillerie russe sans précédent. Tout devint opaque au point que le soleil se voila à nos yeux agrandis de terreur. Seuls les éclairs rouges qui se profilaient sur des rangées de quatre-vingts ou cent mètres perçaient sans interruption la tempête poussiéreuse. La terre trembla comme jamais elle ne l’avait fait. Derrière nous, le sous-bois s’alluma de partout. Des cris d’affolement jaillirent de nos gorges altérées. Tout fut déplacé. La terre volait alentour, mêlée au fer et au feu. Kraus et un des nouveaux furent ensevelis sans réaliser. Je plongeai au plus profond du trou et fixai sans comprendre le ruisseau de terre qui refoulait vers notre abri. Je me mis à hurler comme un dément. Nous crûmes à la fin du monde. Halls réfugia sa tête sale près de la mienne et nos deux casques se heurtèrent comme deux vieilles gamelles. Son visage était transfiguré.
— C’est… la… fin, glapit-il.
Les mots étaient hachés par des déflagrations qui nous détruisaient le souffle. J’acquiesçais, épouvanté.
D’un seul coup, une forme humaine dégringola dans notre trou. Nous eûmes une crispation affreuse. Une seconde masse, dans un saut magistral, rejoignit la première. Alors seulement, nos yeux exorbités reconnurent deux des nôtres. L’un des nouveaux venus haletait et criait malgré son essoufflement.
— Toute ma compagnie est détruite. C’est épouvantable !
Et comme il levait prudemment la tête au-dessus du remblai, une succession d’explosions déchira l’air près de nous. Son casque et une partie de sa tête volèrent à dix mètres. Dans un cri affreux, il s’abattit sur nous et Halls reçut le front défoncé du fantassin entre ses deux mains. Nous fûmes éclaboussés de sang et de fragments de chair palpitante. Halls rejeta au loin l’affreux cadavre et tourna brusquement son visage contre la terre. Les coups étaient si violents qu’il nous sembla que la position changeait de place. Là-haut, sur la plaine bouleversée, un moteur hurlait sans pouvoir ralentir. Il y eut une explosion encore plus gigantesque, un éclair immense balaya le bord de notre tranchée, faisant retomber à l’intérieur nos deux spandaus et une vague de terre.
Ceux qui n’étaient pas muets d’effroi, hurlaient comme des possédés :
— Nous sommes foutus !
— Maman, c’est moi !
— Non, non !
— Nous allons être ensevelis vivants !
— À moi !
Mais aucune supplication ne pouvait mettre fin à l’enfer qui dura, dura un temps indéterminable.
Une trentaine de fantassins en fuite plongèrent dans notre trou. Nous fûmes piétinés, heurtés, chacun voulait s’enfoncer en terre et tous ceux qui dépassaient furent irrémédiablement fauchés. Partout autour, des milliers d’entonnoirs s’étaient creusés et de chacun d’eux montaient les rumeurs de la troupe en retraite qui s’y était réfugiée. Mais la sale terre russe était remuée par de nouvelles salves, et ceux qui se croyaient sauvés continuaient à mourir.
Un ronflement d’avion perça le vacarme. Un cri, « Vive la Luftwaffe », monta, poussé par mille poitrines désespérées. Le bombardement continua quelques secondes puis ralentit nettement. Les sifflets des officiers encore en vie incitèrent à la retraite. De notre trou bondé, les fantassins s’échappèrent brusquement comme des lapins poursuivis par un furet. Nous allions les suivre lorsque notre stabsfeldwebel, qui n’était toujours pas mort, nous interpella bruyamment.
— Pas vous, gueula-t-il, nous sommes là pour arrêter une contre-offensive russe, placez-moi vos pétoires en batterie.
Dans le fond de la tranchée, qui avait changé de forme, six cadavres de « Hitlerjugend » gisaient. À gauche de l’extrémité bouleversée, les bottes de Kraus émergeaient sous deux mètres cubes de terre grise, l’autre grenadier était complètement enseveli.
Avec l’aide de l’ancien dont la joue saignait, nous remîmes en place le F.M.. La plaine était méconnaissable. Le sol était plein de protubérances, comme si des taupes géantes avaient remué la terre. Tout fumait, tout flambait, les silhouettes allongées des landser ne se comptaient plus. Au loin, à travers les volutes de poussière et de fumée, nous apercevions les geysers de feu que soulevaient les bombes lâchées des « ME‑110 » sur les positions d’artillerie russe. Des dépôts de munitions ennemis devaient avoir été atteints. Le séisme de leur explosion envahissait terre et ciel dans une lueur et un déplacement d’air fantastiques.
— Les fumiers ! braillait l’ober, ils reçoivent la monnaie de leur pièce.