C’est à peine si je pouvais distinguer quoi que ce fût. Le spandau trépignait sur ses deux pattes et secouait furieusement l’ancien qui améliorait sans arrêt sa position. Les aboiements percutants de notre arme parachevaient l’énorme fracas qui venait de se déclencher à l’unisson. À travers les vibrations et la fumée, nous pouvions assister aux impacts horribles que faisaient nos projectiles parmi la cohue éperdue des soldats rouges dans la tranchée, droit devant nous. Sur la frénésie générale, le jour se levait et prenait son temps. Loin derrière nous, l’artillerie allemande mugissait de tous ses tubes et pilonnait les secondes positions ennemies. Les Russes, surpris, tentaient une défense désespérée, mais partout les Junge Löwen, comme surgis de la nuit, déferlaient dans leurs retranchements, pulvérisant hommes et matériel. Une rumeur insensée couvrit la plaine bourdonnante de millions d’explosions.
Au loin droit devant un bourg important subissait le feu des haubitz. En paquets épais de cinquante mètres, de lentes volutes de fumée roulaient sur le sol, signalant de vastes incendies. Un second magasin avait été embrayé sur notre machine infernale, et l’ancien continuait à déverser ses balles sur les morts et les vivants qui encombraient la position avancée soviétique. Malgré le vacarme inimaginable, le bruit puissant des blindés nous parvint.
— Nos Panzers ! hurla le Tchèque dans un rire démoniaque.
Halls abandonna son emplacement et courut jusqu’à nous dans une cabriole qui nous fit croire qu’il était atteint. Halls et Lindberg s’étaient dégagés à temps pour laisser passer un tank qui fonçait délibérément au travers des barbelés. La terre remuée continuait à frémir de l’explosion des mines qui, çà et là, immobilisaient un lourd engin blindé ou faisaient voltiger à quinze mètres un landser. Le tank, suivi de deux autres, passa auprès de nous et piqua sur la défense ennemie que nous arrosions depuis quelques minutes. En un rien de temps le boyau, presque comblé par les corps des soldats rouges, fut franchi. Le second, puis le troisième blindé plongea dans la bouillie sanglante et s’éloigna vers l’avant avec d’horribles déchets coincés dans les maillons de ses chaînes. Notre sous-off en dégueula involontairement. Bientôt les jeunes soldats, frais émoulus des joies sportives des casernes, arrivèrent sur l’immonde réalité. Il y eut un cri d’effroi, suivi d’un autre de victoire, et la vague d’assaut piétina les tripes pour continuer sa progression. Les blindés continuaient à surgir du bois derrière nous. À chaque instant, dans un grand gémissement d’arbres craqués ou déterrés, un Panzer sortait des futaies et fonçait, presque cabré sur ses chenilles, à travers les compagnies d’infanterie qui devaient hâtivement laisser le passage. Malheur aux blessés qui gisaient à terre.
Le début de l’attaque devait être mené comme un éclair et rien ne devait entraver la progression des blindés. Un groupe d’infanterie venait de nous rejoindre et son chef conversait avec le nôtre, lorsqu’un char arriva droit sur notre position. Déjà tout le monde faisait un bond de côté. Un jeune fantassin se dressa et courut sur le blindé en indiquant sa droite par de grands gestes. Tel un animal aveugle, le monstre continua vers nous et tourna brutalement dans un grand grincement de chenilles à deux mètres du monticule. Dans ma précipitation, je me pris les pieds dans le spandau et m’étalai de tout mon long de l’autre côté du rempart. L’engin laboura le bord de notre protection et les hallucinantes pièces d’acier de ses chenilles défilèrent à deux mètres de mes yeux hagards.