Toujours la main sur la bouche, Anaïs s’approcha de la masse. Le pelage noir avait pris un ton mat et froid. Il paraissait gorgé d’humidité. Ce corps gisant constituait le pendant de la scène de la fosse de maintenance. L’écho du sacrifice de Philippe Duruy. De la même façon que Duruy représentait le Minotaure et sa victime, ce taureau décapité représentait à la fois le dieu souverain et la bête qu’on lui avait sacrifiée.
— À votre avis, comment l’agresseur l’a-t-il approché ?
— Avec un fusil hypodermique. Il l’a piqué et l’a décapité.
— Et les autres ?
— Ils ont dû s’écarter. Le premier réflexe du taureau est la fuite.
Anaïs connaissait ce paradoxe. Un taureau de combat n’est pas agressif. C’est son attitude de défense, anarchique, désordonnée, qui donne l’impression d’hostilité.
— Sa nourriture a pu être empoisonnée ?
— Non. En hiver, on leur donne du foin et du
— Vous possédez un stock d’anesthésiques dans la ferme ?
— Non. Quand on doit endormir une bête, on appelle le véto. C’est lui qui vient avec ses produits et son fusil.
— Vous connaissez quelqu’un qui s’intéresse de près aux toros bravos ?
— Plusieurs milliers. Ils viennent à chaque feria.
— Je parle de quelqu’un qui se serait approché de vos champs. Un rôdeur.
— Non.
Anaïs examinait la gorge béante de l’animal. Les muscles et les chairs avaient pris une couleur violacée. Un panier de mûres noires. Des cristaux minuscules en pailletaient la surface.
— Parlez-moi de la mise à mort.
— Comment ça ?
— Comment est tué le taureau dans l’arène ?
L’homme prit un ton d’évidence :
— Le matador enfonce son épée dans la nuque du taureau jusqu’à la garde.
— La lame, combien mesure-t-elle ?
— 85 centimètres. On doit atteindre l’artère ou une veine pulmonaire.
En flash, Anaïs vit — sentit — la lame s’enfouir sous la cuirasse noire, violentant les chairs, les organes. Elle se revit, elle, petite fille terrifiée sur les gradins de pierre. Elle se jetait dans les bras de son père qui la protégeait en éclatant de rire.
— Mais avant ça, les picadors ont tranché le ligament de la nuque avec leur pique.
— Ouais.
— Ensuite, les banderilleros continuent le boulot, en triturant la plaie et en précipitant l’hémorragie.
— Si vous avez les réponses, pourquoi vous posez les questions ?
— Je veux me faire une idée des étapes de la mise à mort. Tout ça doit saigner un max, non ?
— Non. Tout se passe
— Tu m’étonnes. L’épée, c’est le coup de grâce ?
— Vous commencez à m’emmerder. Vous cherchez quoi au juste ?
— Notre agresseur pourrait être un matador.
— Je dirais plutôt un boucher.
— Ce n’est pas synonyme ?
Le
Elle aurait dû rattraper le coup mais ne put s’empêcher de demander :
— C’est vrai que les toros bravos ne voient jamais de femelles ? Ça les rend plus agressifs d’avoir les couilles pleines ?
Bernard Rampal se tourna vers elle. Il prononça entre ses dents serrées :
— La tauromachie est un art. Et tout art a ses règles. Des règles séculaires.
— On m’a dit que dans le campo, ils se montaient les uns sur les autres. Des enculés dans l’arène, ça la fout plutôt mal, non ?
— Cassez-vous de chez moi.
21
MERDE. MERDE. MERDE.
Au volant de sa voiture, Anaïs s’injuriait elle-même. Après son interrogatoire foireux de la veille auprès du médecin golfeur, elle remettait ça avec l’éleveur de taureaux. Il lui était impossible de ne pas être agressive. Impossible de ne pas tout gâcher avec ses attaques puériles, ses provocations à deux balles. Elle avait en charge une enquête criminelle et elle la jouait punk rebelle, en lutte contre le bourgeois.
Le sang lui cognait à la tête. Une suée glacée voilait son visage. Si l’un ou l’autre client appelait le Parquet, elle était morte. On choisirait un autre enquêteur, plus expérimenté, moins impulsif.
Elle stoppa à Villeneuve-de-Marsan. Se moucha, s’envoya une rasade de collutoire et un coup de pulvérisateur. Elle hésitait à visiter les gendarmes. Il faudrait être plus que jamais diplomate et elle s’en sentait incapable à cet instant. Elle mettrait Le Coz sur ce coup. Le meilleur pour les relations extérieures.
Elle enclencha une vitesse et repartit aussi sec. Cette fois, elle délaissa les départementales et joignit la N10 puis l’E05. Direction Bordeaux.
Son portable sonna. Elle répondit d’un geste — elle roulait à 180 kilomètre-heure.
— Le Coz. J’ai bossé toute la nuit, sur Internet. Et ce matin, auprès de l’état civil et des services sociaux.
— Fais-moi la synthèse.