Elle raccrocha sans même le saluer. Vraiment à des années-lumière de toute stratégie de séduction. On n’en était plus là. Seule comptait l’enquête. Avant de filer au commissariat de la rue Ducau, elle appela Zakraoui — elle avait remarqué en arrivant qu’il n’était pas dans son bureau.
— Zak, du nouveau ?
— Non. Je continue avec les dealers. Certains connaissent Duruy mais personne n’a entendu parler d’une dope aussi pure. Et toi, l’éleveur de taureaux ?
— Je t’expliquerai. Rends-moi un service. Passe au CHS Pierre-Janet et vérifie que l’amnésique de Saint-Jean est toujours là-bas. Préviens le psy, Mathias Freire, que je passerai dans l’après-midi l’interroger de nouveau.
— Le psy ou l’amnésique ?
— Les deux.
22
— ÇA FAIT DRÔLE de rentrer chez soi.
Ils roulaient sur la N10 en direction du Pays basque. Ils étaient partis plus tôt que prévu, avant midi. Freire avait installé Bonfils à l’arrière. Le colosse s’était placé au milieu de la banquette et s’agrippait aux deux sièges avant. Un vrai môme.
En quelques heures, l’homme s’était transformé. Il réintégrait à vue d’œil sa peau de pêcheur, son identité effacée. Sa psyché paraissait être une matière souple, malléable, qui reprenait peu à peu sa forme d’origine.
— Et Sylvie, qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Elle est très heureuse de te retrouver. Elle était plutôt inquiète.
Bonfils secoua la tête avec vigueur. Son chapeau obstruait le champ de vision du rétroviseur. Le psychiatre utilisait les miroirs extérieurs.
— J’en reviens pas, doc… J’en reviens pas… Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
Freire ne répondit pas. Une bruine poissait le pare-brise. Les pins défilaient de part et d’autre de la route. Il détestait les Landes. Cette forêt sans limite, ces arbres trop fins, trop droits, plantés dans du sable. Et l’océan au-delà, avec ses dunes, ses plages, sans contours elles non plus. Ce paysage infini l’angoissait.
Discrètement, il mit en route son dictaphone.
— Parle-moi de ta famille, Patrick.
— Y a pas grand-chose à dire.
Avant de se mettre en route, Freire l’avait déjà interrogé dans son bureau. Il avait obtenu un portrait parcellaire. 54 ans. Pêcheur à Guéthary depuis six ans. Auparavant, des petits boulots dans le sud de la France. D’abord à l’est puis à l’ouest. Notamment sur des chantiers — élément qu’on retrouvait dans son esquisse de nouvelle identité. Patrick s’était toujours débrouillé mais à la limite de l’errance, du vagabondage.
— Tu as des frères ? des sœurs ?
Le géant s’agita sur son siège. Freire sentait l’habitacle bouger à chaque mouvement.
— On était une famille de cinq mômes, fit-il enfin. Deux frères, trois sœurs.
— Tu les vois toujours ?
— Non. On vient de Toulouse. Ils sont restés dans la région.
— Et tes parents ?
— Morts y a longtemps.
— Tu as passé ton enfance à Toulouse ?
— À côté. À Gheren, un p’tit bled de la banlieue. On vivait à 7 dans un F2.
Le flux de la mémoire revenue, claire, précise. Il n’était plus question d’hypnose, de solutions chimiques, de bribes arrachées.
— Avant Sylvie, tu as connu des histoires sérieuses ?
Le colosse hésita, puis reprit plus bas :
— Les femmes et moi, ç’a jamais été le Pérou.
— Donc, pas d’histoires ?
— Une seule. À la fin des années 80.
— Où ?
— Près de Montpellier. À Saint-Martin-de-Londres.
— Comment s’appelait-elle ?
— C’est vraiment important de parler de tout ça ?
Freire acquiesça de la tête. Il gardait les yeux braqués sur la route. Biscarosse. Mimizan. Mézos… Toujours la ligne des pins. Le crachin. La monotonie asphyxiante…
— Marina, murmura Patrick. Elle voulait se marier.
— Et toi ?
— Pas trop, mais on s’est mariés quand même.
Mathias était surpris. Bonfils s’était donc fixé une fois.
— Vous avez eu des enfants ?
— Non. J’ai jamais voulu.
— Pourquoi ?
— J’ai pas des super-souvenirs de ma propre enfance.
Freire n’insista pas. Il gratterait dans les dossiers sociaux de l’époque. Il y avait de fortes chances pour que Bonfils ait grandi dans un foyer de misère, marqué par l’alcoolisme et les violences conjugales. La tendance aux fugues dissociatives pouvait puiser ses racines dans une enfance chaotique.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec Marina ? Vous avez divorcé ?
— Jamais. J’me suis barré, c’est tout. Elle est à Nîmes maintenant, je crois.
— Pourquoi tu es parti ?
Pas de réponse. Une fuite, déjà, mais sans changement d’identité. Freire imaginait une existence qui refusait tout engagement. Une succession d’hésitations, de velléités, d’esquives…
Il laissa le silence s’imposer dans l’habitacle. Le soleil réapparaissait, coloriant le ciel d’un mordoré tirant sur le rouille. D’autres noms de villages défilaient. Hossegor. Capbreton. Les forêts landaises touchaient à leur fin. Mathias en éprouvait un soulagement secret. Il crut que Bonfils s’était endormi mais son énorme carcasse réapparut dans le rétroviseur.
— Doc, je vais rechuter ?
— Il n’y a aucune raison.
— Je me souviens de rien. Qu’est-ce que je t’ai raconté ?
— Il vaut mieux ne pas revenir là-dessus.