Quant à la technique de décapitation, on avait affaire, selon Hanosch, à un vrai pro. Il avait procédé comme un homme de l’art — c’est-à-dire un chirurgien ou un boucher. Il avait d’abord incisé la peau et les tissus mous puis inséré sa lame dans l’articulation atlanto-occipitale et sectionné la moelle épinière ainsi que le ligament de cette région, sous la deuxième cervicale. Selon le vétérinaire, une telle expertise avait permis de trancher la tête avec un simple scalpel, sans difficulté. Le tueur avait aussi coupé la langue, pour un motif inconnu. Anaïs notait toujours. Elle se dit que l’agresseur avait prélevé l’organe pour la beauté du tableau : pas question que la langue de son Minotaure pende comme celle d’un bovin assoiffé.
Peu à peu, les certitudes s’écrivaient sous ses yeux : l’assassin ne pouvait plus être un clodo et pas davantage un dealer ordinaire. Encore moins l’amnésique de la gare Saint-Jean. C’était un tueur fou, froid, rationnel. Un meurtrier aux nerfs de glace qui s’était soigneusement préparé en vue du sacrifice. Il n’était ni boucher ni éleveur ni vétérinaire, Anaïs en était certaine. Il avait simplement acquis ce savoir-faire pour monter sa mise en scène.
Elle frémissait à l’idée d’affronter un tel adversaire. De trouille ou d’excitation, elle ne savait pas trop. Sans doute les deux. Elle n’oubliait pas non plus que, dans la plupart des cas, les tueurs psychopathes sont arrêtés parce qu’ils font une erreur ou qu’un coup de chance a aidé la police. Elle ne devait pas compter sur ce meurtrier pour commettre une faute. Quant à la chance…
Elle avait remercié le vétérinaire en attendant son rapport rédigé. Elle s’était couchée et avait baigné, durant quelques heures, dans le sang des bêtes. Elle avait attendu 8 heures du matin pour se mettre en route. Maintenant elle roulait en direction de Mont-de-Marsan.
Depuis son départ, il pleuvait. Le jour se levait avec peine. Au gré du relief, elle traversait des sapinières, des forêts de chênes, des pâturages, des étendues de vignes. Rien qui puisse égayer son humeur. Pour ne rien arranger, elle s’était réveillée avec la crève. La tête dans un casque trop étroit, les sinus douloureux, le nez bouché. Voilà ce qui arrivait quand on se roulait dans les vignes en pleine nuit, le visage trempé de larmes…
Elle avait laissé tomber l’A62 ou l’E05 pour suivre la D651 qui filait plein sud. Ça lui donnait le temps de réfléchir. Ses essuie-glaces scandaient une espèce de marche funèbre. La route se dessinait de manière incertaine sous le crépitement de l’averse. Plusieurs fois, elle se dit que le tueur avait effectué ce même trajet en sens inverse, son trophée posé à côté de lui.
Elle contourna Mont-de-Marsan puis se dirigea vers Villeneuve-de-Marsan. Elle trouva une pharmacie. Elle y fit son marché. Doliprane. Humex. Fervex… Elle acheta aussi un Coca Zéro dans la boulangerie voisine pour faire passer les comprimés. Elle s’acheva à coups de collutoire dans la gorge et de pulvérisations au fond du nez.
Nouveau départ. À la sortie de la ville, elle aperçut le panneau GANADERÍA DE GEDA sur la droite. Elle emprunta le chemin de terre détrempé. Pas un seul taureau en vue. Anaïs n’était pas étonnée. Le principe premier de l’élevage des toros bravos est de leur éviter tout contact avec l’homme avant l’épreuve de l’arène. Afin qu’ils soient plus farouches, plus agressifs — et surtout plus démunis face au matador.
Elle aurait dû aviser les gendarmes de sa visite. À la fois pour ménager les susceptibilités et prendre connaissance du dossier. Mais elle voulait au contraire mener son interrogatoire en solitaire, l’esprit vierge, et en toute discrétion. Pour la diplomatie, on verrait plus tard.
Elle pénétra sous une allée d’arbres dont les branches nues fissuraient le ciel. Au bout, sur la droite, une maison à colombages se détachait. Anaïs roula encore quelques mètres et se gara. Un parfait exemple de ferme landaise. Vaste cour de terre cadrée par de grands chênes, maison de maître alternant poutres noires et crépis blancs, dépendances aux murs plaqués de stuc…
L’ensemble produisait une impression de noblesse mais aussi de tristesse, de précarité. Des décennies, voire des siècles passés à la dure, indifférents au progrès et au confort moderne. Anaïs imaginait l’intérieur de la baraque, sans chauffage ni eau courante. Elle noircissait le tableau à plaisir, avec une sorte d’amertume féroce.
Elle sortit de sa voiture et se dirigea vers la maison principale, relevant sa capuche et évitant les flaques. Un chien invisible se mit à aboyer. Une odeur de purin planait dans l’air. Elle frappa à la porte. Pas de réponse.