Anaïs observa encore une fois les lieux. Entre deux édifices, elle aperçut une
— Vous êtes la flic qui a téléphoné hier soir ?
Anaïs se retourna et découvrit un homme à la silhouette grêle, serré dans un anorak bleu pétrole. Vraiment un poids plume. 50 kilos tout mouillé pour 1,70 mètre. Il semblait prêt à s’envoler à la moindre bourrasque. Elle sortit sa carte de police.
— Capitaine Anaïs Chatelet, du poste central de Bordeaux.
— Bernard Rampal, fit-il en lui serrant la main sans enthousiasme. Je suis le
— Le connaisseur ?
— La généalogie des bêtes. La chronologie des combats. L’élevage, c’est avant tout une question de mémoire. (Il pointa son index sur sa tempe.) Tout est là.
La pluie s’abattait sur sa chevelure argentée sans la pénétrer, comme sur le plumage d’un cygne. Son allure était vraiment étonnante. Des épaules de jockey. Un visage de petit garçon, mais cendré et tout ridé. La voix était au diapason : fluette et haut perchée. Elle imaginait différemment un éleveur de bêtes pesant une demi-tonne. La virilité du gars devait se situer ailleurs. Dans sa connaissance approfondie du métier. Dans sa pratique autoritaire, sans la moindre considération morale ou sentimentale.
— Vous allez trouver le salopard qu’a tué mon taureau ?
— Il a surtout tué un homme.
— Les hommes s’entre-tuent depuis toujours. Votre salaud s’en est pris à une bête sans défense. Ça, c’est nouveau.
— C’est pourtant ce que vous faites toute l’année, non ?
Le
— Vous êtes pas une de ces fêlées anti-corrida au moins ?
— Je vais à la corrida depuis que je suis gamine.
Anaïs ne précisa pas qu’à chaque fois, elle en était malade. Le visage du
— À qui appartient cette
— À un homme d’affaires de Bordeaux. Un passionné de tauromachie.
— Vous l’avez prévenu ?
— Bien sûr.
— Comment a-t-il réagi ?
— Comme tout le monde ici. Il est écœuré.
Anaïs nota le nom et les coordonnées du bourgeois. Il fallait l’interroger, ainsi que tous les membres du personnel de la
— Suivez-moi, fit l’homme. On a gardé le corps dans la grange. Pour les assurances.
Anaïs se demanda ce que l’éleveur allait invoquer comme sinistre. Dégradation de matériel ? Ils pénétrèrent dans une grange remplie de foin et de boue. Il y régnait un froid polaire. L’odeur du fourrage humide était supplantée par un puissant relent organique. La puanteur de la viande pourrie.
Le cadavre était au centre de l’espace, planqué sous une bâche.
L’homme la tira sans hésiter. Une volée de mouches se libéra. L’infection redoubla. Le corps noir était là. Énorme. Gonflé par la décomposition. Les cauchemars de sa nuit revinrent : hommes sans visage œuvrant dans un charnier, crochets hissant les carcasses, veaux écorchés, luisants comme des corps gansés de velours…
— L’expert doit venir aujourd’hui. Après ça, on l’enterre.
Anaïs ne répondit pas, la main sur la bouche et le nez. Cette charogne colossale, décapitée, renvoyait aux sacrifices des taureaux de l’Antiquité, qui libéraient les puissances de la vie et attiraient la fertilité.
— C’est-y pas malheureux…, gémit l’éleveur. Un
— Pour la première et dernière fois.
— Vous parlez décidément comme ces militants qui nous font chier toute l’année.
— Je prends ça pour un compliment.
— C’est donc que j’ai raison. J’ai la truffe pour flairer ces salopards.
— Je suis flic, dit-elle d’une voix ferme. Mes opinions ne regardent que moi. Combien ce taureau pesait-il ?
— Dans les 550 kilos.
— Son campo était accessible ?
— Les pâturages des taureaux ne sont jamais accessibles. Ni par la route, ni par la piste. Il faut y aller à cheval.
Anaïs tourna autour de la bête. Elle réfléchissait au tueur. Pour s’attaquer à un mastard pareil, il fallait être sacrément déterminé. Mais le meurtrier avait
— En tout, combien avez-vous de taureaux ?
— 200 environ. Répartis sur plusieurs campos.
— Dans le campo de celui-là, combien vivent ensemble ?
— Une cinquantaine.