Mathias joua de son trousseau et traversa l’unité. Pressé, il distribua quelques saluts sans s’arrêter. Comme prévu, Bonfils était là. Il avait opté aujourd’hui pour l’atelier sculpture. Il travaillait à une sorte de masque primitif en glaise.
— Salut.
Son visage s’éclaira d’un sourire, découvrant ses larges gencives.
— Comment ça va aujourd’hui ?
— Très bien.
Freire s’assit et attaqua en douceur :
— Tu as réfléchi à ce que tu m’as raconté hier ?
— Tu veux dire… mes souvenirs ? Je suis plus si sûr. Une bonne femme est venue me voir ce matin. Elle m’a appelé Patrick, je…
Il s’arrêta, sans quitter des yeux sa sculpture. Il avait la tête d’un évadé de retour en taule. Il ne cessait de déglutir. Sa glotte tremblait.
Mathias opta pour la manière forte :
— J’ai parlé à Sylvie.
— Sylvie ?
Le géant le fixa. Ses pupilles se dilatèrent comme celles d’un animal nocturne. Dans la nuit de son esprit, il voyait maintenant clair. Freire avait prévu une séance progressive où il guiderait l’amnésique jusqu’à bon port. Il comprit, à le voir, que le mécanisme de la mémoire était déjà enclenché — Patrick Bonfils redevenait lui-même. Autant accélérer le mouvement.
— Je vais te ramener chez toi, Patrick.
— Quand ?
— Cet après-midi.
Le cow-boy hocha lentement la tête. Il lâcha la glaise et observa son œuvre inachevée. Son billet était imprimé. Plus moyen d’y échapper. D’un point de vue psychiatrique, Freire mettait tous ses espoirs dans ce retour au Pays basque. Bonfils, soutenu par sa femme et son environnement, retrouverait son moi.
Maintenant, Mathias avait une autre inquiétude. Quand il recouvre la mémoire, le fugueur oublie souvent la personnalité qu’il a inventée. Freire craignait que Patrick efface aussi, dans le même mouvement, ce qu’il avait vu à la gare. Mais pas question de lui reparler de Pascal Mischell.
Freire se leva et posa une main amicale sur son épaule :
— Repose-toi. Je viens te chercher après le déjeuner.
L’homme au Stetson acquiesça. Impossible de dire s’il se réjouissait de cette perspective ou si elle l’accablait. Freire retourna au pas de course dans son bureau. Des portes. Des clés. Des tables et des lits solidarisés au sol. Toujours ce sentiment d’être un geôlier des âmes.
Il demanda à sa secrétaire d’aller acheter les journaux du lundi, puis rappela Sylvie, lui annonçant leur retour. La femme paraissait abasourdie.
Il conclut avec grandiloquence :
— Le plus court chemin pour que Patrick redevienne lui-même, c’est vous.
Il lui donna rendez-vous aux environs de 15 heures au port de Guéthary puis raccrocha. Il avançait à l’aveugle. Jamais il n’avait été confronté à une telle situation. Un bref instant, il fut tenté de téléphoner au capitaine Chatelet pour lui annoncer la nouvelle. Puis il se souvint qu’ils s’étaient quittés en mauvais termes. Il se rappela surtout qu’il avait menti au technicien de l’Identité judiciaire. Était-ce passible d’une condamnation ?
Il y avait un autre problème. Anaïs allait recevoir les résultats d’analyses qu’il avait obtenus en avant-première, cette nuit. La présence du plancton sur les mains du cow-boy et dans la fosse renforçait son profil de suspect. Allait-elle le placer en garde à vue ? Mieux valait ramener Patrick en vitesse. En mettant les choses au pire, il faudrait retourner le chercher à Guéthary. Entre-temps, Patrick bénéficierait d’un jour ou deux pour se refamiliariser avec son moi d’origine…
Sa secrétaire frappa puis pénétra dans son bureau avec les éditions régionales :
On évoquait aussi, en mode mineur, la « découverte d’un SDF décédé à la gare Saint-Jean, mort de froid ». Freire appréciait la prouesse. Il ne savait comment les flics avaient arrangé leur coup mais ils avaient réussi à désamorcer ce crime spectaculaire. C’était sans doute reculer pour mieux sauter, mais autant de gagné pour la discrétion de l’enquête.
Quant à Bonfils, il n’avait les honneurs que des pages centrales — consacrées à Bordeaux et son actualité locale. On parlait d’un homme souffrant de troubles mentaux, découvert à la gare dans la nuit du 12 au 13 février, aussitôt transféré au CHS Pierre-Janet.
Freire replia les journaux. Avec un peu de chance, il ne recevrait même pas un coup de fil des médias à propos de son nouveau pensionnaire. Il regarda sa montre. 10 heures. Il saisit la pile de dossiers des entrants du lundi. Il avait la matinée pour gérer ces cas, effectuer la visite quotidienne de son unité et recevoir ses consultations. Après ça, il partirait pour le Pays basque, en compagnie de Patrick Bonfils et de ses vérités immergées.
20
TOUTE LA NUIT, elle avait rêvé d’abattoirs.