— Je sais pas. Je les ai toujours connus. Enfin, nous, on est sur Guéthary depuis quatre ans.
S’il tenait l’identité de l’homme, il pourrait le ramener, en douceur, à sa personnalité d’origine. Ensuite, il pourrait se concentrer sur son traumatisme.
— Je vous remercie, Myriam, fit-il en se levant. Ces faits nouveaux vont nous être très utiles pour soigner… Patrick.
— Si je peux me permettre, faites gaffe… Il a l’air plutôt… secoué.
— Ne vous inquiétez pas. Nous allons travailler par étapes.
L’infirmière disparut.
Toujours debout, Freire relut ses notes et se dit qu’au contraire, il n’y avait pas de temps à perdre. Il verrouilla sa porte et décrocha son téléphone. Un coup de fil aux renseignements et il obtint le numéro de Patrick Bonfils, à Guéthary.
Après trois sonneries, une voix de femme répondit.
Le psychiatre n’y alla pas par quatre chemins :
— Sylvie Bonfils ?
— Je m’appelle pas Bonfils. Je m’appelle Sylvie Robin.
— Mais vous êtes la compagne de Patrick Bonfils ?
— Qui vous êtes ?
La voix oscillait entre espoir et inquiétude.
— Je suis le docteur Mathias Freire, psychiatre au CHS Pierre-Janet, à Bordeaux. J’ai recueilli Patrick Bonfils dans mon unité, il y a maintenant trois jours.
— Seigneur…
Sa voix s’étrangla. Mathias perçut un léger sifflement. La femme pleurait, d’une manière étrange, aiguë, continue.
— Madame…
— J’étais si inquiète, sanglota-t-elle… J’avais aucune nouvelle.
— Depuis quand a-t-il disparu ?
— Six jours, maintenant.
— Vous n’avez pas lancé un avis de recherche ?
Pas de réponse. Le sifflement, à nouveau.
Il préféra repartir à zéro :
— Vous êtes bien la compagne de Patrick Bonfils, pêcheur à Guéthary ?
— Oui.
— Dans quelles conditions a-t-il disparu ?
— Mercredi dernier. Il est parti à la banque.
— À Guéthary ?
Elle eut un bref rire entre ses larmes :
— Guéthary, c’est un village. Il est parti à Biarritz, avec notre voiture.
— Quel modèle ?
— Une Renault. Un vieux modèle.
— À partir de quand vous êtes-vous inquiétée ?
— Mais… tout de suite. D’abord, je voulais savoir ce qui s’était passé à la banque. On a des ennuis. Des ennuis graves…
— Des dettes ?
— Un emprunt. Pour le bateau. On est… Enfin, vous voyez, quoi… La pêche, c’est devenu de plus en plus difficile. On est couverts de taxes. Les règles arrêtent pas de changer. Et pis y a les Espagnols qui nous piquent tout. Vous regardez pas les nouvelles ?
Mathias notait d’une main nerveuse sur son bloc.
— Que s’est-il passé ?
— Rien. Il est pas rentré de la journée. J’ai appelé la banque. Ils l’avaient pas vu. J’suis allée au port. Dans les cafés où il a l’habitude d’aller.
— Patrick boit ?
Sylvie ne répondit pas. Une forme de confirmation. Freire écrivait toujours. Patrick Bonfils était un cas d’école. Sous la pression des soucis d’argent, l’homme s’était délesté de son identité comme d’un manteau trop lourd. Puis il était monté dans un train, direction Bordeaux. Mais quel rôle jouait alors le traumatisme de la gare ? Avait-il seulement existé ? D’où provenaient l’annuaire et la clé ?
— Ensuite ?
— Le soir, je suis allé à la Gendarmerie. Ils ont lancé un avis de recherche.
Les gendarmes n’avaient pas dû se précipiter sur les traces d’un pêcheur alcoolique. Dans tous les cas, l’avis de recherche n’était pas arrivé jusqu’en Gironde.
— C’est la première fois qu’il disparaît comme ça ?
— Bah… oui. Patrick, il est toujours en retard. Toujours la tête en l’air. Mais il m’avait jamais fait un coup comme ça.
— Depuis combien de temps vivez-vous ensemble ?
— Trois ans.
Il y eut un silence. Sylvie demanda timidement :
— Comment il va ?
— Bien. Il a simplement un problème de mémoire. Je crois que, sous la pression de vos problèmes actuels, son esprit a… court-circuité. Patrick a brutalement sombré dans l’amnésie. Son inconscient a tenté d’effacer son passé pour mieux repartir.
— Mieux repartir ? Comment ça ?
Sylvie paraissait effarée. Freire s’exprimait avec la légèreté d’un tank.
— Il n’a pas voulu vous fuir, atténua-t-il. Ce sont ses dettes, les difficultés de son métier, qui l’ont forcé à s’échapper de lui-même…
Silence à l’autre bout de la connexion. Freire n’insista pas. De plus, ce n’était peut-être pas la vérité. Il y avait une autre option. Patrick était parti à la banque. Il avait traîné. Il avait bu. Il avait pris le train pour Bordeaux… Puis il avait vu
— Je peux venir le voir ?
— Bien sûr, mais laissez-moi d’abord vous rappeler dans la matinée.
Freire salua la femme. Il était 9 heures 30. Les dossiers des entrants, qu’il étudiait chaque matin, attendraient. Il ferma son bureau, prévint sa secrétaire qu’il s’absentait puis prit le chemin de la salle d’arthérapie. Il était sûr d’y trouver l’homme au Stetson.