Anaïs était étonnée par son propre calme, son sang-froid. Ces marques de barbarie lui brûlaient les yeux mais pas le cœur. Ces actes étaient comme de vieilles connaissances. Des nuits entières, elle avait imaginé ce qu’avait pu faire son père aux prisonniers politiques du Chili. Elle en voyait maintenant la réalité, en chair et en sang.
Elle balaya du regard les décombres et les livres tombés au sol. Pas la peine de fouiller. Les visiteurs ne lui avaient rien laissé. L’ordinateur sur le bureau avait été éventré. Le disque dur emporté. Les fichiers volés.
Anaïs passa aux conclusions. Janusz, dans une autre vie, avait séjourné dans cet institut — un asile de fous. Peut-être était-il revenu ici chercher refuge après sa fuite de Nice. Dans tous les cas, les tueurs avaient rappliqué avec cette idée en tête. Peut-être les avait-on prévenus. Un infirmier ? Un patient ? Si Janusz était passé ici, ils étaient arrivés trop tard. Ils avaient interrogé le directeur. Ils avaient pris leur temps. Anaïs savait qu’ils étaient restés quatre heures dans la clinique. Quatre heures de pure torture…
Elle attrapa son iPhone et se connecta avec le logiciel de géolocalisation. Les salopards dépassaient à cet instant la ville de Lyon, en direction de Paris. Possédaient-ils des infos sur la nouvelle direction de Janusz ? Elle rengaina son Glock et se décida pour un rapide tour du propriétaire avant de prendre la même route.
Elle fouilla le deuxième bâtiment sans rien découvrir d’intéressant. À l’évidence, le lieu se consacrait à l’arthérapie — un étage abritait des ateliers, remplis d’œuvres les plus diverses. Les fous la suivaient toujours. Ils avaient l’air d’espérer qu’elle les soignerait, les guiderait, les aiderait. Ils tombaient mal — elle se sentait plutôt dans leur camp.
Traversant de nouveau le réfectoire, elle remarqua sur le mur des portraits de groupe. Sur celui de l’année précédente, elle n’eut aucun mal à repérer Janusz. Il portait une blouse d’artiste. Pour la première fois, elle le voyait sourire avec sincérité. Elle le trouva plus que jamais mignon et…
Un doigt crasseux vint se poser sur le visage de Janusz. Anaïs sursauta : c’était le Pierrot aux cernes charbonneux.
— Narcisse, murmura-t-il en frappant de son index la photo. Narcisse ! NARCISSE ! Il est parti !
— Quand ?
Le Pierrot parut réfléchir avec difficulté. Il avait les yeux exorbités et ressemblait à Robert Smith, le chanteur des Cure.
— Hier, fit-il avec effort.
Elle arracha le portrait et l’empocha, histoire qu’on ne fasse pas de lien entre son protégé et ce nouveau massacre. Au passage, elle se souvint d’un détail. Selon Crosnier, « Narcisse » était le nom que Janusz avait donné au foyer de Marseille. Son nouveau nom ? Une identité précédente, à l’époque de l’institut ?
Elle marcha au pas de charge vers sa voiture, ignorant les déments qui lui couraient après. Elle faillit en écraser un en démarrant. Alors qu’elle filait dans le chemin, une idée battait sous son crâne. Malgré tout, ce massacre signifiait que Janusz était vivant. Elle s’en voulut de se réjouir à cette idée et fit le signe de croix, par réflexe, en pensant au vieux directeur et à ses infirmiers.
Dans son rétroviseur, elle aperçut plusieurs pensionnaires qui couraient derrière sa voiture, à travers la poussière du sentier. Impossible de laisser ces pauvres fêlés dans un tel marasme.
Elle ouvrit son portable et appela un numéro mémorisé.
— Crosnier ?
84
LES TOILES ressemblaient à des partitions de musique. Des portées, des notes, des hampes fléchées. Les lignes n’étaient pas droites mais dessinaient des circonvolutions, contournant des têtes, des personnages, des symboles qui semblaient s’être invités au sein de cette musique circulaire.
Narcisse se pencha pour mieux discerner les figures. Un homme masqué. Des dauphins. Des hélices. L’ensemble, dans des tons ocre et or, évoquait une cosmogonie révélée au peintre. Sur les murs blancs de la galerie, les toiles mordorées brillaient comme des icônes géantes.
— Touchez pas, malheureux ! Ce sont des Wolfli !
Narcisse se retourna. Un homme en costume gris moiré, dont la couleur s’accordait à la chevelure, s’approchait. La soixantaine, lunettes siglées, silhouette soignée. Narcisse lui lança un large sourire. Ce matin, il aurait souri à n’importe qui. Il n’en revenait toujours pas d’être parvenu ici, à Paris, et plus précisément à la galerie Villon-Pernathy, 18, rue de Turenne, à la frontière du quartier du Marais.
La veille, au bout de la forêt, il avait trouvé une départementale. Presque aussitôt, un camion était passé. Par réflexe, Narcisse avait levé le pouce. Le chauffeur s’était arrêté. Il livrait des pièces en résine époxy à Aubervilliers, en région parisienne. Il voulait bien l’emmener à condition qu’il prenne le volant de temps en temps. Narcisse ne pouvait pas rêver meilleure aubaine. Ils avaient ainsi roulé toute la nuit, échangeant le volant et des propos sans queue ni tête, entre veille et sommeil.