Il n’y avait plus qu’à courir. Il s’élança parmi les broussailles, avec toujours son pantalon sous le bras. Les branches lui fouettaient la face, les troncs se dressaient devant lui, les pierres roulaient sous ses pieds. Très vite, la pente l’emporta. Il freina des deux talons mais sa vitesse l’empêchait d’éviter la plupart des obstacles. Sonné, cinglé, frappé, il s’accrochait à un espoir. Une route bitumée finirait par croiser son chemin. Il la suivrait à pied. Il ferait du stop. Il trouverait un village. N’importe quoi, mais il s’en tirerait. Une question le brûlait à travers sa peur : comment les assassins l’avaient-ils retrouvé ? Que savaient-ils au juste sur lui ?
83
LES COORDONNÉES GPS s’étaient fixées aux alentours de 21 heures. Quelque part dans la montagne, au-dessus du village de Carros. Le 4 × 4 était resté là-bas jusqu’à 2 heures du matin. Quand Anaïs était parvenue aux abords de Nice, le signal s’était remis en mouvement : les tueurs repartaient. Elle avait été tentée de reprendre l’autoroute sur leur trace, mais elle voulait voir le lieu où ils avaient passé une partie de la nuit. Dans ses pires hypothèses, ils avaient retrouvé Janusz. Ils l’avaient torturé. Ils l’avaient tué. Ils l’avaient mutilé…
Elle parvint à la destination GPS aux environs de 3 heures du matin. C’était un institut spécialisé, nommé Villa Corto. Elle suivit le chemin de terre avec prudence. Bientôt, ce qu’elle aperçut dans la lumière de ses phares lui fit penser qu’elle subissait un
Elle sortit de la voiture, une main sur son arme, et comprit qu’elle n’hallucinait pas. Tout était vrai.
Le clown s’approcha, s’essuyant les yeux. Ses larmes déchiraient son maquillage et lui donnaient l’air d’un Auguste défiguré. L’homme qui marchait en hauteur était là aussi. La clé du prodige était simple : il se déplaçait sur des échasses. Il parlait aux cimes des arbres comme s’il avait définitivement quitté le monde terrestre et compris le secret des oiseaux.
Anaïs se dirigea vers le bâtiment principal, dont les fenêtres étaient allumées. Elle faillit buter contre une vieille femme assise par terre, maquillée de manière outrancière. Elle avait préparé un feu sur lequel elle cuisinait des pâtes dans une casserole. Tout en les goûtant à l’aide d’une longue spatule, elle gémissait.
Anaïs la salua d’un signe de tête puis l’interrogea. Tout ce qu’elle obtint, ce fut :
— Le problème, avec mes toiles, c’est les douanes…
Elle n’insista pas et pénétra dans un réfectoire. Le carnaval continuait. Un Pierrot, aux yeux cerclés de noir, sautait sur une table, en poussant des grognements. Un autre portait un chapeau de fée prolongé par des cheveux d’ange. Il mordillait son poing enfoui dans son pull, produisant un filet de salive. Un autre coiffé d’un canotier jouait de la flûte assis en tailleur sur une table — un air lent et mélancolique, aux accents japonais. Anaïs remarqua qu’il s’était pissé dessus.
Que s’était-il passé ici ?
Où étaient les responsables ?
Elle monta au premier étage. Couloir de ciment. Portes de bois. L’atmosphère rappelait un funérarium. C’était la même froideur, la même nudité. L’impression se transforma en pressentiment, puis en évidence. Dans la deuxième pièce à droite, trois macchabées étaient entassés. Deux hommes, plutôt balèzes, avaient le torse crevé par des impacts de gros calibre. Un troisième, nu, était ligoté derrière un bureau, dans un état bien plus terrifiant que les deux autres.
Anaïs enfila des gants de latex, referma la porte. Les fous l’avaient suivie.
Avait-il parlé ? A priori, n’importe qui serait passé à table sous l’emprise d’une telle souffrance. Et il n’y avait aucune raison de penser qu’un psychiatre maigrichon, visiblement âgé, ait joué les héros. Mais il suffisait d’une fois pour démontrer son courage… Toutes les guerres le prouvaient. Par ailleurs, la pièce avait été fouillée, retournée, saccagée. Ce qui pouvait laisser supposer que les salopards n’avaient pas obtenu de réponses à leurs questions.