Pernathy parut s’affaisser, mais à l’intérieur de lui-même, comme si une vertèbre ou deux avaient lâché. Tremblant, rouge vif, il contourna la table et attrapa la souris de son ordinateur. Il cliqua plusieurs fois — Narcisse pouvait voir la liste se refléter dans ses lunettes. D’une main vibrante, l’escroc mit en route l’imprimante.
— Buvez un coup, conseilla Narcisse, ça ira mieux.
Docile, l’homme ouvrit un petit réfrigérateur planqué derrière une fontaine d’eau, dans un coin du bureau. Il en sortit une canette de Coca Zéro.
— Vous en avez une pour moi ?
Quelques secondes passèrent ainsi, surréalistes. Narcisse tenait toujours le mec en joue. Ils buvaient en silence alors que l’imprimante ronronnait. Sur la droite, il aperçut un grand cliché noir et blanc représentant un homme chauve, au regard noir et intense, en pantalon à bretelles. Il tenait une trompette en papier.
— Qui c’est ?
— Adolf Wolfli. J’organise une rétrospective. Le plus grand peintre d’art brut de tous les temps.
Narcisse fixait les yeux incandescents.
— Il était fou ?
Pernathy se mit à parler très vite, virant de sa syntaxe points et virgules :
— On peut dire ça, oui. Après plusieurs tentatives de viol sur des enfants, il a été déclaré irresponsable. On l’a interné dans un asile, près de Berne. Il ne l’a plus jamais quitté. C’est là-bas qu’il a commencé à dessiner. Il n’avait droit qu’à un crayon et à deux feuilles de papier journal non imprimé par semaine. Parfois, il dessinait avec une mine de seulement quelques millimètres. Il a couvert des milliers et des milliers de pages. Quand il est mort, sa cellule était encombrée du sol au plafond de dessins et de livres reliés à la main.
— La trompette de papier : pourquoi ?
— Il jouait sa propre musique avec ce rouleau. Il n’était pas musicien mais prétendait entendre des notes au fond de son cerveau.
Narcisse fut pris d’un vertige. Un fou criminel qui avait noyé ses pulsions violentes dans des portées et des arabesques infinies. Comme lui ?
— Ma liste, fit-il d’une voix creuse.
Le galeriste tendit la feuille imprimée. Son visage congestionné retrouvait des couleurs raisonnables. Son corps se redressait sous les riches tissus. Il semblait surtout pressé de se débarrasser du forcené.
Narcisse jeta un coup d’œil sur les noms — tous inconnus. La plupart vivaient à Paris. Il pourrait les retrouver facilement. Face à chaque nom, le titre de l’œuvre vendue était indiqué.
Il glissa son calibre dans son dos et reculait vers la porte, quand une autre idée lui vint :
— Parle-moi de Courbet, ordonna-t-il en passant soudain au tutoiement.
— Cour… Courbet ? Quoi, Courbet ?
— Parle-moi de
— Je ne suis pas spécialiste de cette période.
— Dis-moi ce que tu sais.
— Je crois que Courbet a peint cet autoportrait dans les années 1840, 1850. Quelque chose comme ça. C’est un exemple célèbre de repentir.
— Un quoi ? Qu’est-ce que t’as dit ?
— Un repentir. C’est comme ça qu’on appelle une toile que l’artiste a corrigée d’une manière importante. Ou sur laquelle il a carrément peint un autre tableau.
La phrase éclata au fond de son cerveau.
—
— C’est un cas d’école, déclara Pernathy d’une voix moins précipitée. Les historiens se sont toujours demandé pourquoi Courbet s’était représenté sous les traits d’un homme couché sous un arbre, blessé au cœur. On a compris, longtemps plus tard, que ce tableau abritait un secret. Au départ, Courbet s’était peint avec sa fiancée. Le temps qu’il achève son tableau, la fille l’avait plaqué. Meurtri, Courbet l’a effacée du tableau et l’a remplacée, symboliquement, par cette tache de sang au cœur. La blessure de l’homme était une blessure d’amour.
À travers sa propre fébrilité, Narcisse apprécia l’anecdote :
— Toute cette histoire, comment la connaît-on ?
— On a passé la toile aux rayons X en 1972. Sous la peinture de surface, la silhouette de la fiancée apparaît nettement, dans le creux de l’épaule de Courbet allongé.
Le sang cognait sous son crâne. Ses doigts tremblaient. Sous chacun de ses autoportraits, il existait une autre œuvre. Une vérité qui concernait son identité d’origine ou les crimes du tueur de clochards.
Une vérité qu’il pourrait voir apparaître aux rayons X.
Avant de franchir le seuil, il avertit :
— Pour toi comme pour moi, il vaut mieux qu’on ne se soit jamais vus.
— Je comprends.
— Tu ne comprends rien et c’est mieux comme ça. Et ne t’avise pas de prévenir tes clients de ma visite. Sinon, je reviendrai.
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