À 6 heures du matin, Narcisse s’était retrouvé dans le métro parisien, porte de la Chapelle. « Souvenir » était un mot trop fort mais il était ici chez lui. Il connaissait les lignes de métro, les quartiers, les noms. Il pouvait s’orienter dans la capitale. Il avait acheté un ticket et pris la ligne 12, direction Mairie d’Issy. En regardant défiler les stations, il se répétait qu’une nouvelle fois, il s’en était sorti. Pour combien de temps ? Comment les croque-morts l’avaient-ils retrouvé ? Allaient-ils fouiller les bâtiments ? Allaient-ils interroger le directeur ? Aucun moyen de savoir.
Il était descendu à Madeleine, avait remonté à pied la rue Royale. Il sentait dans sa poche son enveloppe remplie d’euros — ce seul contact le rassurait, plus encore que le Glock dans son dos. Place de la Concorde, il avait bifurqué à droite et pénétré dans un des hôtels les plus luxueux de la capitale : le Crillon. Il misait sur deux postulats. Un tel palace était le genre de lieu où il pourrait retarder la présentation de ses papiers d’identité. À ce prix-là, on se montrait toujours compréhensif. L’autre hypothèse, c’était que le Crillon était le dernier endroit où on chercherait un fuyard présumé clodo.
Narcisse avait prétendu avoir perdu son portefeuille. Il avait payé d’avance sa chambre en cash — près de 1 000 euros — et promis de fournir sa déclaration de perte dans la journée du lendemain. Le personnel d’accueil n’avait même pas tiqué sur sa veste déchirée. Par pure provocation, par jeu, il avait donné l’identité et le pedigree de Mathias Freire. Il ne craignait rien. Il avait compris, depuis qu’il avait plongé dans le métro, que personne ne le cherchait à Paris. Ce qui passait pour une catastrophe nationale à Bordeaux ou à Marseille était noyé dans la masse à Paris.
Il avait visité sa chambre, pris une douche, s’était découvert une certaine familiarité avec le confort cinq étoiles. Il avait ensuite planqué dans le coffre son dossier d’enquête. Tout avait l’air d’un rêve. Il avait échappé aux assassins. Il avait les poches pleines. Il disposait d’une liberté de mouvement inespérée dans la capitale.
Il s’était fait monter un nécessaire de rasage et refait une tête acceptable. Il avait dormi deux heures. Puis avait pris un taxi et s’était arrêté rue François-Ier, dans une boutique chic pour hommes. Il avait opté pour un costume sombre et sobre, en laine, du pur fil-à-fil. Une chemise bleu ciel, pas de cravate, des mocassins de daim noir. Narcisse avait de nouveau visage humain. Dans la cabine, à l’abri des regards, il avait transféré le carnet de Narcisse qu’il avait emporté et la petite clé des menottes du vigile du TGI de Marseille — son fétiche, resté dans sa poche. Il avait aussi acheté deux ceintures. L’une pour maintenir son pantalon — et son calibre dans le dos. L’autre pour enserrer son mollet droit et y glisser son Eickhorn, à la manière d’un couteau de chasse sous-marine.
— Narcisse ? C’est bien vous ?
L’homme en gris — sans doute le galeriste — se tenait maintenant devant lui. Il avait changé d’expression.
— C’est moi. On se connaît ?
— Je connais vos autoportraits. Corto m’avait dit que vous aviez disparu…
— C’était temporaire.
L’hôte ne paraissait pas à l’aise. S’agitant dans son costume, il tendit la main :
— Je suis Philippe Pernathy, le propriétaire de la galerie. Votre exposition a été un franc succès.
— C’est ce qu’on m’a dit.
— Vous… vous peignez toujours ?
— Non.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
Chaque seconde le confirmait : Pernathy n’était pas heureux de sa présence.
— Je veux voir mes toiles.
Le galeriste parut soulagé. Il prit Narcisse par le bras et l’entraîna dans son bureau, au fond de la salle :
— Aucun problème. Je les ai ici en photo et…
— Non. Je veux voir les originaux.
— Impossible. J’ai vendu tous vos tableaux.
— Je sais. Je veux la liste et les coordonnées des acheteurs.
— Pas question. C’est confidentiel.
Narcisse comprit enfin. Le problème était d’ordre financier. Le lascar avait sans doute vendu les toiles beaucoup plus cher qu’il ne l’avait dit à Corto. Il redoutait que l’artiste entre en contact avec ses clients.
— Je me fous de vos trafics, prévint-il. Je dois les voir, c’est tout !
— Non. C’est… c’est impossible.
Narcisse l’empoigna par les revers de sa veste :
— Vous savez qui je suis, non ? Avec les fous, un accident est vite arrivé !
— Je… je ne peux pas vous donner cette liste, bredouilla-t-il. Ce sont des clients privilégiés qui veulent garder l’anonymat, je…
Le galeriste s’arrêta net. Narcisse venait de dégainer son Glock. Il l’enfonçait maintenant sous sa mâchoire.
— La liste, siffla-t-il entre ses dents. Avant qu’une bouffée délirante nous emporte tous les deux.