Elle raccrocha, l’image du flic en mémoire. Son petit chapeau, son sourire tunisien. Outre ses ennuis de drogue, l’IGS le gardait sur le feu pour un autre dossier : on le soupçonnait de polygamie. Avec Jaffar, recherché par le juge aux affaires familiales parce qu’il refusait de payer la pension alimentaire de sa femme et Le Coz qui vivait aux crochets d’une baronne sur le retour, cela faisait une sacrée brochette de don juans.
Une heure plus tard — elle s’était perdue plusieurs fois sous la pluie —, elle était en pleine négociation avec une kaïra minuscule en survêtement vert fluo, la gueule enfouie sous sa capuche — il ressemblait à un lutin.
— D’abord la thune.
Anaïs s’était arrêtée à un DAB. Elle donna ses 100 euros. Le fric disparut, la main s’ouvrit sur 10 comprimés.
— Fais gaffe à toi. C’est pas pour les bâtards. T’en prends qu’un à chaque fois.
Elle fourra huit comprimés dans sa poche et en garda deux dans sa paume.
— T’as quelque chose pour les faire passer ?
Le nain sortit une canette de Coca Light.
— Garanti sans coke, ricana-t-il.
Elle avala les deux amphètes avec une gorgée. Quand elle lui rendit le Coke, le gars avait déjà reculé dans la nuit.
— Cadeau de la maison. Salut.
Anaïs démarra sous la pluie. Elle sentait déjà, ou croyait sentir, la dopamine qui se libérait au fond de son cerveau. Elle passa une nouvelle vitesse et reprit la direction de l’A61. À la première station-service, elle fit le plein. Elle paya et se rendit compte, en lorgnant vers les rayons de sandwiches et de biscuits, qu’elle n’avait pas faim. La drogue avait aussi un effet coupe-faim. Tant mieux. Elle resterait tous sens en alerte, aiguisés comme des couteaux.
Elle repartit en trombe et observa le programme du traceur sur son iPhone. Les salopards avaient quitté la D2202 en direction d’un bled du nom de Carros. Où allaient-ils ? Avaient-ils retrouvé Janusz ?
Elle passa la cinquième et s’aperçut qu’elle avait dépassé les 200 kilomètre-heure. Pour l’instant, sa petite Smart était sa meilleure alliée.
La nuit ne faisait que commencer.
82
— COMBIEN IL Y A ? demanda Narcisse en regardant l’enveloppe Kraft dans sa main.
— 45 000 euros.
Il lança un regard sidéré à Corto.
— Je te l’ai dit. Tu as fait un carton à Paris. La plupart de tes tableaux se sont vendus aux alentours de 4 000 euros. Tu en avais peint une trentaine. La galerie a pris sa part, à peu près 50 %. Nous avons ponctionné 15 % sur ce qui te revenait, pour nos frais généraux. Il te reste cette somme. Tu es un peintre à la mode ! Si tu voulais, tu pourrais redevenir Narcisse et gagner confortablement ta vie.
Il entrouvrit l’enveloppe. Les billets brillaient à l’intérieur comme s’ils étaient en satin.
— Je ne serais pas capable de peindre comme Narcisse.
— Tu en es sûr ?
Il ne répondit pas. En réalité, il avait l’intime conviction que son savoir-faire, son talent avaient traversé ses différentes identités, comme ses connaissances psychiatriques. Pouvait-il reprendre la carrière de Narcisse, là où il l’avait laissée ? Il avait mieux à faire. Retrouver ses tableaux. Les observer. Les étudier. Il était certain qu’il y avait glissé une vérité inconsciente. La signature de sa personnalité d’origine.
— À votre avis, demanda-t-il en empochant le fric, j’en ai pour combien de temps ? Je veux dire : avant de perdre à nouveau la mémoire ?
Ils étaient sortis dans les jardins. La nuit était tombée. Le vent était monté en puissance. Les arbres se tordaient comme agités par de violentes crampes. Janusz avait gâché une journée d’enquête mais il était maintenant riche, nourri, régénéré. Une pause nécessaire pour mieux repartir.
— Impossible de le savoir, répondit le psychiatre. Il n’y a pas de règle. Mais n’oublie jamais que chaque fugue est une fuite. Une réponse à un trauma. Tes crises sont aussi motivées par ce que tu vis chaque jour.
Narcisse était d’accord. La pire des hypothèses : il était un tueur et, chaque fois qu’il tuait, il changeait de peau. Il secoua la tête pour lui-même : il se refusait à admettre cette culpabilité.
Ils descendaient maintenant parmi les terrasses. Le ciel était pur et bleu, déjà scintillant d’étoiles. Le parfum des pins stagnait à bonne hauteur, comme pour mieux enivrer les sens. Le psychiatre prit à droite. Un jardin de cactus apparut. Narcisse n’en avait jamais vu autant à la fois. Des cactus en terre. Des cactus en pots. Des cactus en serre. Certains ressemblaient à des oursins enveloppés dans du coton hydrophile. D’autres montaient à plus de deux mètres. D’autres écartaient les bras comme des candélabres.
— Tu sens, n’est-ce pas ?
— Quoi ?
— Les parfums. (Corto gonfla ses poumons dans l’obscurité.) Tout notre corps s’éveille à cet appel. C’est comme lorsqu’on voit la mer. L’eau qui nous habite frémit au plus profond de nous. Tu venais souvent ici, le soir…
Narcisse se demandait où le psychiatre voulait en venir.
— Je suppose que tu as lu les ouvrages de Jung.
— Oui.
Narcisse avait répondu sans hésitation.