— Pour Jung, notre conscience — ou plutôt notre inconscient — est traversée par des archétypes, des grands schémas primitifs qui appartiennent à l’aube de l’espèce humaine : les mythes, les légendes, les peurs primitives… Quand un fait, un tableau, un détail nous rappelle une de ces trames, nous sommes alors touchés en profondeur, et même submergés par une émotion qui nous dépasse, qui appartient à toute l’humanité.
Corto parlait d’une voix lancinante, hypnotique.
— Et alors ?
— Pour notre corps, je pense que c’est pareil. Il existe des archétypes… physiologiques. La mer. La forêt. La pierre. Le ciel. Des règnes qui à la fois nous touchent et nous transcendent. À leur contact, d’un coup, notre corps se réveille. Notre chair se souvient qu’elle a été mer, forêt, pierre, étoile… Nos cellules s’agitent, frémissent, réagissent.
Corto lui saisit brutalement l’épaule :
— Retrouve tes toiles, murmura-t-il. Retourne à Paris. Je sais que c’est ton projet. Au contact de ta peinture, au contact de la ville, ton corps te guidera. La peinture et la capitale appartiennent à ton histoire. Et d’une certaine façon, tu appartiens à la leur.
Il comprit ce que voulait dire Corto. Il ferma les yeux et commença instantanément l’expérience, in situ. Il se laissa pénétrer par les fragrances humides du jardin, le bruissement des cimes qui rappelait le ressac, l’odeur de la montagne froide et immémoriale. Des vagues le traversèrent. Il devint le sable foulé par des pieds nus, sous la pluie. Le crissement des insectes, cuits au soleil d’un pays où il était toujours midi. Le bruissement de la neige, la fraîcheur blanche d’une piste qui craque sous les skis. Il respirait. Il riait. Il embrassait. Tout son corps devenait le vernis d’une lumière dorée, un soir d’été, auprès d’une femme, dans un grand salon bourgeois…
Il ouvrit les paupières. Corto avait disparu.
Il venait de percevoir des pas, bien réels, provenant des terrasses inférieures. Il chercha du regard. En bas, les cactus bougeaient. Son cœur se bloqua.
Les cactus étaient les fossoyeurs, en costume strict et noir.
Ils avançaient, sans prendre de précaution particulière, piétinant des plantes, balayant les autres avec les bras. Dans les ténèbres, Narcisse distinguait le « V » de leur veste fermée jusqu’au dernier bouton. Ils tenaient chacun un calibre muni d’un silencieux. Face à ce détail, une pensée réflexe : son Glock était resté dans sa chambre.
Les hommes posèrent le pied sur la première dalle du chemin. Ils lancèrent un regard en hauteur, vers les bâtiments : Narcisse était déjà à couvert, parmi les taillis. La scène avait un air de déjà-vu : lui à Marseille, épiant les zonards, planqué en haut des escaliers.
Ils commencèrent leur ascension. Enfoui dans la végétation, Narcisse remonta les derniers mètres qui le séparaient des ateliers. Par chance, sa vareuse et son pantalon étaient de couleur sombre. Il faisait corps avec les arbres, l’obscurité.
Il fila sur la coursive le long des ateliers — il se souvenait d’avoir laissé sa porte-fenêtre entrouverte. Il se glissa par l’ouverture. Le contact avec le sol de ciment le rassura. Il verrouilla le châssis sans bruit et reprit brièvement son souffle.
Le couloir. Si ses souvenirs étaient bons, sur sa gauche, un escalier extérieur menait à l’étage des chambres. Tout était désert : l’heure du dîner concentrait les troupes dans l’autre bâtiment. Dans sa cellule, il passa la main sous son matelas et trouva le calibre. Le dossier d’Icare était là, lui aussi, ainsi que son couteau Eickhorn et le petit carnet de Narcisse. Ses seuls biens. Ses seuls bagages. Il glissa son automatique dans son dos, son couteau dans sa poche, les documents dans sa veste, qu’il enfila par-dessus la vareuse. Il roula sous son bras son pantalon de costume qu’il comptait enfiler plus tard.
Coup d’œil de droite à gauche dans le couloir : personne. Son cœur propulsait son sang avec violence dans ses artères. Déjà trop tard pour reprendre les escaliers. Il partit dans la direction opposée. Au bout, une fenêtre. Il l’ouvrit, se glissa à l’extérieur et atterrit sur un parapet qui courait le long du mur. Sous ses pieds, trois mètres de vide. Le saut était possible — surtout s’il visait les frondaisons des arbres. Il ferma les yeux et plongea. La chute lui parut durer des siècles. L’atterrissage aussi. Frottements, craquements, déchirures… Quand il fut certain d’être coincé parmi les branches, il libéra ses bras et fit courir ses mains sur son visage et sur son corps. Pas de sang. Pas d’os brisés. Pas de points douloureux. Il s’en tirait avec les honneurs. Il s’ébroua et parvint à enfoncer un pied à travers le treillis végétal. À force d’efforts, il toucha la terre ferme. Il se remit debout et s’extirpa des buissons. Il ôta sa veste et la noua autour de sa taille.