Daniel Le Guen, le compagnon d’Emmaüs de Marseille, lui avait raconté que la seule vision d’une illustration de Courbet l’avait rendu malade.
— Je t’ai déjà parlé de Gustave Courbet ?
— Bien sûr. Tu disais que c’était ton maître, ton mentor.
— Dans quel sens ?
— Je ne sais pas. Formellement, tes toiles n’avaient rien à voir avec ses œuvres. Mais Courbet est un maître de l’autoportrait. Il adorait se représenter. Je ne suis pas spécialiste de cette période mais son autoportrait
Narcisse ne répondit pas. Des dizaines d’autoportraits jaillissaient sur les murs de son esprit. Sa mémoire culturelle fonctionnait sans problème. Dürer. Van Gogh. Le Caravage. Degas. Schiele. Opalka… Mais pas une seule image de Courbet. Bon Dieu. Il suffisait que ce peintre et son œuvre se soient immiscés dans sa vie personnelle pour qu’ils soient absorbés par le trou noir de sa maladie.
— Je me souviens maintenant, continuait Corto. De tous les autoportraits de Courbet, tu étais obsédé par
— C’est quoi ?
— Le peintre s’est représenté mourant, au pied d’un arbre, une tache de sang près du cœur.
— Pourquoi je m’intéressais particulièrement à ce tableau ?
— Je t’ai posé la question. Tu m’as répondu : « Lui et moi, on fait le même boulot. »
Narcisse fit encore quelques pas dans cet atelier qui avait été son antre, son repaire, sa caverne. Rien de familier ne s’en dégageait. Sa quête lui parut sans espoir.
— Reste avec nous, fit Corto comme s’il sentait le désespoir de Narcisse. Remets-toi à peindre. La mémoire va…
— Je pars demain matin. D’ici là, je veux mon fric.
80
— C’EST VOUS qu’avez appelé ?
— À ton avis ?
Sur le seuil de l’entrepôt, Anaïs braquait sa carte de flic sous le nez d’un jeune gars qui avait les yeux rouges et la mèche grasse. 17 heures. Elle était quelque part dans la banlieue de Toulouse, dans une zone industrielle composée de grands hangars aveugles et sombres. Elle n’avait mis que deux heures pour rejoindre Toulouse, mais presque autant de temps pour débusquer le bon site dans ce labyrinthe du secteur tertiaire.
Le bon site, c’était le poste de contrôle de la société CAMARAS, gestionnaire de traceurs pour plusieurs marques automobiles en France, dans les régions Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon, Provence-Alpes-Côte-d’Azur.
Anaïs avait appelé la permanence à 14 heures 30. L’agent qui lui avait répondu était surpris par sa démarche. Normalement, c’était la compagnie d’assurances qui… Elle ne l’avait pas laissé achever son discours.
— J’arrive.
Maintenant, elle se trouvait devant un geek vêtu d’un pull camionneur et d’un jean baggie — visiblement un étudiant qui avait trouvé ici la combine pour réviser le week-end tout en étant rémunéré. Mais il ne devait pas réviser grand-chose : pupilles dilatées, nez humide, dents branlantes. Un consommateur de coke.
Il recula pour la laisser entrer. Elle découvrit un large entrepôt qui, au premier coup d’œil, paraissait vide. En réalité, une console surmontée d’écrans était disposée le long du mur de droite. Le matériel rappelait le Centre de supervision urbain de Nice, version clandestine.
Le gars sortit de sa poche une petite bouteille de collyre, renversa la tête et s’envoya une giclée sous chaque paupière.
— J’ai pas très bien compris au téléphone…
Anaïs saisit un fauteuil à roulettes et le tourna vers lui.
— Assieds-toi.
— De quoi il s’agit au juste ? demanda-t-il en s’installant.
Du pied, elle le poussa contre la console et lui murmura à l’oreille :
— Le 12 février dernier, on a déclaré le vol d’un 4 × 4 Audi Q7 S-Line TDI, immatriculé 360 643 AP 33, au poste de Gendarmerie de Bruges. Tu en as entendu parler ?
— Ça me dit rien. Moi, je travaille ici que le week-end. J’suis étudiant et…
— Je posais la question pour la forme. Je veux que tu déclenches la balise qui est fixée sur la bagnole.
— C’est pas une balise, c’est un traceur GPS.
— Peu importe. Fais-le. Maintenant.
Le gars s’agita :
— Mais ça se passe pas comme ça ! La copie du PV de déclaration de vol à la Gendarmerie doit être envoyée à notre siège ainsi que le contrat d’assurances qui…
Elle attrapa de nouveau le siège et lui fit faire volte-face.
— Je peux aussi appeler une équipe de Toulouse pour te faire un test salivaire multidrogues : qu’est-ce que t’en penses ?
— Vous… vous avez l’immatriculation du véhicule ? bafouilla-t-il.
Anaïs extirpa de sa poche la feuille sur laquelle elle avait inscrit le numéro de la bagnole. Elle plaqua le document sur la console. Le choc alluma l’écran d’un ordinateur en veille. Des corps nus entremêlés apparurent. D’autres fenêtres jaillirent. Le visage d’une femme en pleine fellation. Le gros plan d’un anus dilaté. Des publicités aux noms suggestifs éclatèrent aux quatre coins du moniteur…
— Ton programme de révisions ? sourit Anaïs.